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— un individu de cinq pieds six pouces, maître et propriétaire de tout cela ! ce n’étaient pas là des idées assez vieilles pour que les cerveaux se fussent blasés sur elles. Et le fils pauvre, tremblant et menacé de Germanicus, salué un beau jour par le sénat, les prétoriens et le peuple qui le débarrassaient de son humble et unique rival, seul et absolu dominateur de toutes ces choses, devait se sentir ébloui comme celui qui, après vingt ans de séjour dans un cachot, passa subitement à la lumière, et devint aveugle. Ajoutez que, par les passions qui régnaient, par les ambitions hardies et dépravées qui restaient au cœur de certaines familles, par la morale du temps qui excusait tous les crimes, par mille autres circonstances enfin, cette position si grandiose était menacée d’un perpétuel danger. L’empire, après tout, ses gloires et ses richesses, étaient promis à quiconque donnerait un coup de couteau à cet homme. Caïus, qui avait étouffé Tibère malade, devait savoir quelque chose de la facilité avec laquelle s’assassine un empereur. Ainsi, entourée de luxe, de voluptés et de coups de poignards, cette vie de maître du monde devait tenir la pensée de l’homme dans une excitation perpétuelle, et pouvait ne lui paraître qu’une splendide et incessante hallucination.

De là ces étranges natures impériales, ces types qui ne se retrouvent pas ailleurs dans l’humanité, ces hommes qui, après avoir gouverné, sinon avec vertu, du moins avec prudence, furent tout à coup pervertis ou jetés en démence par le pouvoir : Néron, Caligula. De là ces monstres de sang et de folie, êtres incompréhensibles, et par leurs crimes et par l’impunité de leurs crimes : Domitien, Commode, Heliogabale. Tibère est dans la nature humaine ; il a peur, et il tue : sa terreur est la mesure de sa cruauté. Mais ces hommes-là ont l’air véritablement frappés du ciel ; pouvant tout et osant tout, avec leur luxe inoui, leur scélératesse monstrueuse, sans but, sans raison, sans mesure, il y a chez eux du vertige. Placés trop haut, la tête leur a tourné ; ils ont vu sous leurs pieds un trop immense espace, trop de peuples, trop de pouvoir, et en même temps aussi un précipice trop glissant. Leur cerveau n’a pas tenu à ce mélange d’exaltation et de terreur.

La folie de Caïus se manifesta bien vite, n’eût-ce été que par son changement ; il reprit tous les titres dont il n’avait pas voulu d’abord dans son premier accès de modestie : Auguste, empereur, père de la patrie, grand pontife, le pieux, le grand, l’excellent, le fils des camps, le père des armées ! Il rétablit l’action de lèse-majesté, qu’il avait