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était plongé dans un silence qui nous saisissait malgré nous. L’oiseau dormait sous le feuillage ; les fleurs dormaient dans la prairie, et l’eau limpide des lacs s’endormait sous les rayons de pourpre du soleil, comme une jeune fille sous le baiser du soir de celui qu’elle aime. Cependant on sentait que sur cette terre paisible, sous ces ombres mélancoliques, il y avait encore du mouvement, de la vie ; il y avait encore de la sève dans les plantes et des parfums dans l’air. C’était la poésie du Nord, la poésie triste et rêveuse, qui se recueille en elle-même, et soupire en silence ses élégies d’amour et ses hymnes religieux.

Je quittai Tegner à regret. Le cœur éprouve un singulier sentiment de tristesse quand on s’éloigne de l’homme que l’on a connu en pays étranger ; car, lorsqu’on va poursuivre sa route dans une autre contrée, qui sait si jamais on pourra renouer le lien qu’on venait de former, entendre la voix qui vibrait harmonieusement au fond de son ame, et contempler la figure qu’on aimait ? Lui aussi semblait ému de cette séparation, et il me dit avec un accent de douceur et de mélancolie que je n’ai pas oublié : « Revenez bientôt, et restez long-temps. »

Tegner est l’un des écrivains les plus populaires du Nord. Il n’y a, j’ose le dire, pas une famille suédoise qui ne possède ses œuvres, et pas une jeune fille qui ne puisse réciter d’un bout à l’autre les plus beaux passages de ses poèmes. Le musicien, le peintre, le sculpteur, se sont emparés de ses vers ; et quand on entre dans un salon, on aperçoit sur le piano une romance de Tegner, et sur la muraille des gravures ou des tableaux représentant les plus jolies scènes d’Axel ou de la Saga de Frithiof, Les gens du peuple eux-mêmes partagent cet enthousiasme ; ils connaissent les vers de Tegner, et les lisent le dimanche. J’ai vu à Upsal une pauvre femme apporter sur le comptoir d’un libraire deux shellings, et prendre en échange une feuille de papier gris, grossièrement imprimé. C’était un des chants de la Saga de Frithiof.

Cet homme, qui a acquis un si grand renom dans son pays ; cet homme, qui ne peut aller d’une ville à l’autre sans trouver, comme un roi, des gens empressés qui l’attendent sur le chemin, et des couronnes de fleurs dans la maison où il s’arrête ; cet homme, qui a fait en littérature un miracle unique, celui d’être aimé sans envie, d’être loué sans critique, n’est pourtant pas un grand poète dans le sens que nous attribuons à ce mot : il lui manque deux qualités essentielles, la force et l’invention. Tegner n’a jamais rien inventé. Son