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LA DERNIÈRE ALDINI.

capricieuse, faisait ce jour-là à ces nobles animaux un accueil tout différent de la veille, et quoiqu’ils ne fussent guère moins crottés et moins insupportables, elle les laissait complaisamment s’étendre tour à tour ou pêle-mêle sur un vaste sofa en velours rouge à crépines d’or. De temps en temps, elle s’asseyait au milieu de cette meute pour caresser les uns, pour taquiner amicalement les autres.

Il me sembla bientôt que ce retour d’amitié vers les chiens était une coquetterie tendre envers son cousin, car le blond signor Ettore en paraissait très flatté, et je ne sais lequel il aimait le mieux, de sa cousine ou de ses chiens.

Elle était d’une vivacité étourdissante, et son humeur me semblait montée à un tel diapason, elle m’envoyait dans la glace des œillades si acérées, que j’aspirais à voir le cousin s’éloigner. Il s’éloigna en effet bientôt. La signora lui donna une commission. Il se fit un peu prier, puis il obéit à un regard impérieux, à un : Vous ne voulez pas y aller ? proféré d’un ton qu’il paraissait tout-à-fait incapable de braver.

À peine fut-il sorti, qu’abandonnant la tablature, je me levai en cherchant dans les yeux de la signora si je devais m’approcher d’elle, ou attendre qu’elle s’approchât de moi. Elle aussi était debout et semblait vouloir deviner dans mon regard ce à quoi j’allais me décider. Mais elle m’encourageait si peu, et ses lèvres semblaient entr’ouvertes pour me donner une telle leçon (si je venais par malheur à manquer d’esprit dans cette périlleuse rencontre), que je me sentis un peu troublé intérieurement. Je ne sais comment cet échange de regards à la fois provocateurs et méfians, ce bouillonnement de tout notre être qui nous retenait l’un et l’autre dans l’immobilité, cette alternative d’audace et de crainte qui me paralysait au moment peut-être décisif de mon aventure, tout jusqu’à la robe de velours noir de la Grimani, et le brillant soleil qui, pénétrant en rayons d’or au travers des sombres rideaux de soie de l’appartement, venait s’éteindre à nos pieds dans un clair obscur fantastique, l’heure, l’atmosphère brûlante, et le battement comprimé de mon cœur ; tout me rappela vivement une scène de ma jeunesse assez analogue : la signora Bianca Aldini dans l’ombre de sa gondole, enchaînant d’un regard magnétique un de mes pieds posé sur la barque et l’autre sur le rivage du Lido. Je ressentais le même trouble, la même agitation intérieure, le même désir, prêts à faire place à la même colère. Serait-ce donc, pensai-je, que je désirai autrefois la Bianca par amour-propre, ou que je désire aujourd’hui la Grimani par amour ?