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mécontent de la conversation qui s’établissait si cavalièrement entre un ouvrier de mon espèce et sa noble fiancée.

— Ah ça ! mon cousin, n’allez pas croire ce que monsieur vous dit de Lélio, reprit brusquement la signora en interrompant son rire convulsif. Quant à la grande beauté du personnage, je n’y saurais contredire, car je ne l’ai pas regardé, et sous le fard, sous les faux cheveux et les fausses moustaches, un acteur peut toujours sembler jeune et beau. Mais quant à être un admirable chanteur et un bon comédien, je le nie. Il chante faux d’abord, et ensuite il joue détestablement. Sa déclamation est emphatique, son geste vulgaire, l’expression de ses traits guindée. Quand il pleure, il grimace ; quand il menace, il hurle ; quand il est majestueux, il est ennuyeux ; et dans ses meilleurs momens, c’est-à-dire lorsqu’il se tient coi et ne dit mot, on peut lui appliquer le refrain de la chanson :

Brutto è, piuchè stupido.


Je suis fâchée de n’être pas de l’avis de monsieur, mais je suis de l’avis du public, moi ! Ce n’est pas ma faute si Lélio n’a pas eu le moindre succès à San-Carlo, et je ne vous conseille pas, mon cousin, de faire le voyage de Naples pour le voir.

Ayant reçu cette cinglante leçon, je faillis un instant perdre la tête et chercher querelle au cousin pour punir la signora ; mais le digne garçon ne m’en laissa pas le temps. — Voilà bien les femmes ! s’écria-t-il, et surtout voilà bien vos inconcevables caprices, ma cousine ! Il n’y a pas plus de trois jours, vous me disiez que Lélio était le plus bel acteur et le plus inimitable chanteur de toute l’Italie. Sans doute, vous me direz demain le contraire de ce que vous dites aujourd’hui, sauf à revenir après-demain… — Demain et après, et tous les jours de ma vie, cher cousin, interrompit précipitamment la signora, je dirai que vous êtes un fou, et Lélio un sot. — Brava signora, reprit le cousin à demi-voix en lui offrant son bras pour sortir du salon, on est un fou quand on vous aime, et un sot quand on vous déplaît. — Avant que vos seigneuries se retirent, dis-je alors sans trahir la moindre émotion, je leur ferai observer que ce piano est en trop mauvais état pour que je puisse le réparer entièrement aujourd’hui. Je suis forcé de me retirer ; mais, si vos seigneuries le désirent, je reviendrai demain. — Certainement, monsieur, répondit le cousin avec une courtoisie protectrice et se retournant à demi vers moi, vous nous obligerez si vous revenez demain. — La Grimani, l’arrêtant d’un geste brusque et vigoureux, le força de se retourner tout-à-fait,