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qui fermentaient dès-lors, sans forme et sans nom, de la Prusse à la Sicile.

Mon héroïsme était naïf et brûlant, comme le sont les religions à leur aurore. Je portais dans tout ce que je faisais, et principalement dans l’exercice de mon art, le sentiment de fierté railleuse et d’indépendance démocratique dont je m’inspirais chaque jour dans les clubs et dans les pamphlets clandestins. Les Amis de la vérité, les Amis de la lumière, les Amis de la liberté, telles étaient les dénominations sous lesquelles se groupaient les sympathies libérales ; et jusque dans les rangs de l’armée française, aux côtés même des chefs conquérans, nous avions des affiliés, enfans de votre grande révolution, qui, dans le secret de leur ame, se promettaient de laver la tache du 18 brumaire.

J’aimais ce rôle de Roméo, parce que j’y pouvais exprimer des sentimens de lutte guerrière et de haine chevaleresque. Lorsque mon auditoire, à demi français, battait des mains à mes élans dramatiques, je me sentais vengé de notre abaissement national ; car c’était à leur propre malédiction, au souhait et à la menace de leur propre mort, que ces vainqueurs applaudissaient à leur insu.

Un soir, au milieu d’un de mes plus beaux momens, et lorsque la salle semblait prête à crouler sous l’explosion de l’enthousiasme général, mes regards rencontrèrent, dans une loge d’avant-scène tout-à-fait appuyée sur le théâtre, une figure impassible dont l’aspect me glaça subitement. Vous ne savez pas, vous autres, quelles mystérieuses influences gouvernent l’inspiration du comédien, comme l’expression de certains visages le préoccupe, et stimule ou enchaîne son audace. Quant à moi, du moins, je ne sais pas me défendre d’une immédiate sympathie avec mon public, soit pour m’exalter, si je le trouve récalcitrant, et le dominer par la colère, soit pour me fondre avec lui dans un contact électrique et retremper ma sensibilité à l’effusion de la sienne. Mais certains regards, certaines paroles, dites près de moi à la dérobée, m’ont quelquefois troublé intérieurement, au point qu’il m’a fallu tout l’effort de ma volonté pour en combattre l’effet.

La figure qui me frappait en cet instant était d’une beauté vraiment idéale ; c’était incontestablement la plus belle femme qu’il y eût dans toute la salle de San-Carlo. Cependant toute la salle rugissait et trépignait d’admiration, et elle seule, la reine de cette soirée, semblait m’étudier froidement, et apercevoir en moi des défauts inappréciables à l’œil du vulgaire. C’était la muse du théâtre, c’était la sévère Melpomène en personne, avec son ovale régulier, son noir