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LA RÉPUBLIQUE D’ANDORRE.


d’un indéfinissable sentiment de tristesse et d’ennui, qui l’étreint et l’oppresse. C’est que ce grand pays est tout un, toujours le même. Un état y ressemble à un état, une ville à une ville, une famille à une famille, un homme à un homme. Ce sont partout les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, la même langue, les mêmes idées, le même cadre d’existence. L’Américain peut se croire partout chez soi, et à cause de cela je ne serais pas surpris que nulle part il ne s’y sentît. C’est un superbe damier qui tous les jours s’embellit, mais qui partout s’embellit de la même manière, d’après les mêmes règles et dans la même mesure ; les hommes y sont rangés comme des pions, tous de même taille, tous de bonne proportion géométrique, tous bien dressés, sur un échiquier. Par moment, l’on est vivement tenté de croire que quelqu’un de ces jours, la vie s’y réduira pour tous, si les ébats de

    nommait les embarcations de Saint-Louis, faisait date comme l’un des évènemens les plus remarquables de l’année.

    « Je me souviens qu’alors une traversée de quatre mois, du bas de l’Ohio à sa naissance, de Natchez à Pittsburg, était regardée comme la course la plus rapide qui fût possible au plus fin bâtiment. C’est alors qu’à leur retour les bateliers, race éteinte aujourd’hui, s’élançaient triomphans sur la rive, aussi fiers que l’aient jamais été les matelots de Colomb, après la découverte du Nouveau-Monde.

    « Je me rappelle le temps où l’homme blanc n’osait pas lancer son canot sur l’Alleghany *, où l’on regardait le marchand, qui faisait le trajet de la Nouvelle-Orléans, comme le plus audacieux des fils de l’Ouest. Ses six mois de voyage lui valaient, à son retour, plus de considération que n’en donne aujourd’hui une expédition autour du monde.

    « Je me rappelle le temps où les rives de l’Ohio n’étaient qu’un désert inculte, et où la Nouvelle-Orléans était en propres termes, toto orbe divisa, complétement séparée du monde civilisé.

    « J’ai vécu assez pour voir le désert se changer en terres fertiles et florissantes, la race des boat-men disparaître, et leur mémoire devenir comme une antique tradition populaire. Là où, dans mon enfance, s’élevaient isolées la cabane du soldat ou la hutte du pionnier, ont surgi deux puissantes cités, l’une vouée aux manufactures, l’autre au commerce, Cincinnati et la Nouvelle-Orléans.

    « J’ai assez vécu pour voir des vaisseaux de trois cents tonneaux arriver en douze ou quinze jours de la Nouvelle-Orléans à Cincinnati, et puis faire le trajet en dix jours, et enfin n’en mettre plus que huit. J’ai vu arriver au port de Cincinnati, en une semaine, une masse de bâtimens ayant un tonnage de plus de quatre mille tonneaux.

    « J’ai assez vécu pour être témoin d’une révolution produite par le génie de la mécanique, révolution qui a eu des résultats aussi gigantesques que ceux de l’imprimerie. Par elle s’est transformé le caractère du commerce de l’Ouest, et ce qui jusqu’ici n’avait paru qu’une hyperbole, s’est trouvé devenir de la pratique courante. Le temps et l’espace sont anéantis. Pittsburg et la Nouvelle-Orléans se tiennent par la main comme deux sœurs. Un voyage de Cincinnati à la Nouvelle-Orléans, qui exigeait autrefois autant de préparatifs qu’une excursion lointaine jusqu’à Calcutta, se réduit aux proportions d’une simple visite chez le voisin.

    « Toutes ces choses, je les ai vues, et cependant je puis encore me dire l’un des plus jeunes fils de l’Ouest.»

    * L’un des deux fleuves dont la réunion, à Pittsburg, forme l’Ohio.