Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/618

Cette page a été validée par deux contributeurs.
614
REVUE DES DEUX MONDES.

faut au moins savoir ordonner ces copies d’une manière conséquente et rationnelle. S’il y avait quelque nouvelle architecture bien séduisante, bien originale, on conçoit que le clergé se laissât séduire comme au moment de la renaissance ; mais puisqu’on n’a encore rien pu inventer qui sorte des deux grandes divisions de l’antique et du moyen-âge, du païen et du chrétien, pourquoi, au nom du ciel ! aller choisir de préférence l’héritage du paganisme pour en faire hommage au Dieu des chrétiens ?

Qu’on ne nous objecte pas le surcroit de dépenses : mauvaise raison, ou plutôt excuse mensongère, inventée par la routine et l’ignorance des architectes classiques. Il ne s’agit pas, dans l’état actuel, d’élever de ces vastes cathédrales où presque chaque pierre est un monument de patience et de génie, œuvres gigantesques que la foi et le désintéressement peuvent seuls enfanter : il s’agit tout simplement de réparer, de sauver, de guérir les blessures de celles qui existent, et puis de bâtir çà et là quelques églises de paroisse petites et simples. Or, des calculs désintéressés ont prouvé qu’il n’en coûterait pas plus (peut-être même moins) pour adopter le système ogival ou cintré, sans abondance d’ornemens, que pour écraser le sol des masses opaques et percées de parallélogrammes que l’on construit de nos jours. Si nous sommes plus pauvres que les Anglais, nous sommes, je pense, plus riches que les malheureux paysans d’Irlande. Cependant ces pauvres serfs, tout épuisés qu’ils sont par la famine, les rentes qu’il leur faut payer à leurs seigneurs absens du pays, et les dîmes que leur extorque le clergé anglican, ces ilotes, qui n’ont que bien rarement du pain à manger avec leurs pommes de terre, ces martyrs perpétuels, obligés, après avoir gorgé de leurs dépouilles un clergé étranger, de nourrir encore celui qui les console dans leur misère, et de faire une liste civile à O’Connell, ce roi de la parole qui les conduit à la liberté ; ces Irlandais bâtissent, eux aussi, des églises pour abriter leur foi, qui ose enfin se montrer au grand jour ; et toutes ces églises sont gothiques[1] ! Comme dans toute l’Europe, après la grande frayeur de la fin du xe siècle, le sol de cette pauvre Irlande, tout fraîchement délivrée d’une affreuse servitude, se couvre d’une blanche parure d’églises dignes de ce nom, excutiendo semet, rejecta vetustate passim candidam ecclesiarum vestem induit. (Radulph Glaber, iii, 4.) Ils viennent, cette année même, de faire consacrer une belle cathédrale par leur archevêque patriote, monseigneur M’Hale, à Tuam. Voilà ce qu’ils font, ces glorieux mendians ! Et nous, Français, nous sommes encore à nous traîner servilement dans l’ornière que nous a tracée le conseil des bâtimens civils !

Mais on nous objectera peut-être que le clergé n’est plus, comme autrefois, le maître absolu de tous les édifices religieux ; que, par une inconsé-

  1. Pour être exact, il faut avouer que la chapelle métropolitaine de Marlborough-Street, à Dublin, est bâtie dans le genre classique, parce que, commencée, il y a plusieurs années, à une époque où le mauvais goût était encore puissant, même en Angleterre, elle a été achevée d’après le plan primitif.