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LA DERNIÈRE ALDINI.

rompis lorsqu’elle parla d’offres de service lui ferma la bouche une fois pour toutes à cet égard. Je ne voulus même pas emporter les habits qu’elle m’avait fait faire. J’allai acheter, la veille de mon départ, un costume complet de marinier chioggiote, tout neuf, mais des plus grossiers, et je reparus ainsi devant elle pour la dernière fois.

Elle m’avait prié de venir à minuit, afin qu’elle pût me faire ses adieux sans témoins. Je lui sus gré de la tendresse familière avec laquelle elle m’embrassa. Il n’y avait peut-être pas dans tout Venise, une seconde femme du monde assez sincère et assez sympathique pour vouloir renouveler cette assurance de son amour à un homme vêtu comme je l’étais. Des larmes coulèrent de ses yeux, lorsqu’elle passa ses petites mains blanches sur la rude étoffe de ma cape bége doublée d’écarlate ; puis elle sourit, et relevant le capuchon sur ma tête, elle me regarda avec amour, et s’écria qu’elle ne m’avait jamais vu si beau, et qu’elle avait eu bien tort de me faire habiller autrement. L’effusion et la sincérité des remerciemens que je lui adressai, les sermens que je lui fis de lui être dévoué jusqu’à la mort et de ne jamais songer à elle que pour la bénir et la recommander à Dieu, la touchèrent beaucoup. Elle n’était pas habituée à être quittée ainsi. — Tu as l’ame plus chevaleresque, me dit-elle, qu’aucun de ceux qui portent le titre de chevalier.

Puis elle fut prise d’un accès d’enthousiasme ; l’indépendance de mon caractère, l’insouciance avec laquelle j’allais braver la vie la plus dure au sortir du luxe et de la mollesse, le respect que j’avais conservé pour elle lorsqu’il m’était si facile d’abuser de sa faiblesse pour moi ; tout, disait-elle, m’élevait au-dessus des autres hommes. Elle se jeta dans mes bras, presque à mes pieds, et me supplia encore de ne point partir et de l’épouser.

Cet élan était sincère, et s’il ne fit point varier ma résolution, il rendit du moins la signora si belle et si attrayante pendant quelques instans, que je faillis manquer à mon héroïsme et me dédommager, dans cette dernière nuit, de tous les sacrifices faits à son repos. Mais j’eus la force de résister et de sortir chaste d’un amour qui s’était cependant allumé par le désir des sens. Je partis baigné de ses pleurs et n’emportant, pour tout trésor et pour tout trophée, qu’une boucle de ses beaux cheveux blonds. En me retirant, je m’approchai du berceau de la petite Alezia, et j’entr’ouvris doucement les rideaux pour la regarder une dernière fois. Elle s’éveilla aussitôt et ne me reconnut pas d’abord, car elle eut peur, mais à sa manière, sans crier, et en appelant sa mère d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre ferme.