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LA DERNIÈRE ALDINI.

blessé à mort. La colère s’empara de moi, je poussai avec violence la porte du casino, dont la glace vola en éclats. Elle jeta un cri auquel je ne daignai pas faire attention, et je m’élançai sur la rive, en chantant d’une voix de tonnerre, que je croyais folâtre et dégagée :

La Biondina in gondoleta
L’altra sera mi o mena ;
Dal piazer la povareta
La s’a in boto adormenta.
Ela dormiva su sto bracio
Me intanto la svegliava ;
E la barca che ninava
La tornava a adormenzar.

Je m’assis sur une des tombes hébraïques du Lido ; j’y restai longtemps, je me fis attendre à dessein. Et puis tout à coup pensant qu’elle souffrait peut-être de la soif, et pénétré de remords, je courus chercher le rafraîchissement qu’elle m’avait demandé et le lui portai avec sollicitude. Néanmoins j’espérais qu’elle me ferait une réprimande, j’aurais voulu être chassé, car ma condition n’était plus supportable ; elle me reçut sans colère, et, me remerciant même avec douceur, elle prit le verre que je lui présentais. Je vis alors que sa main était ensanglantée ; les éclats de la glace l’avaient blessée, je ne pus retenir mes larmes. Je vis que les siennes coulaient aussi, mais elle ne m’adressa pas la parole, et je n’osai pas rompre ce silence plein de tendres reproches et de timides ardeurs.

Je pris la résolution d’étouffer cet amour insensé et de m’éloigner de Venise. J’essayais de me persuader que la signora ne l’avait jamais partagé, et que je m’étais flatté d’un espoir insolent ; mais à chaque instant son regard, le son de sa voix, l’expression de son geste, sa tristesse même, qui semblait augmenter et diminuer avec la mienne, tout me ramenait à une confiance délirante et à des rêves dangereux.

Le destin semblait travailler à nous ôter le peu de forces qui nous restait. Mandola ne revenait pas. J’étais un très médiocre rameur, malgré mon zèle et mon énergie ; je connaissais mal les lagunes, je les avais toujours parcourues avec tant de préoccupation ! Un soir j’égarai la gondole dans les paludes qui s’étendent entre le canal Saint-George et celui des Marane. La marée montante immergeait encore ces vastes bancs d’algues et de sables ; mais le flot commença à se retirer avant que j’eusse pu regagner les eaux courantes, j’apercevais déjà la pointe des plantes marines qu’une douce brise balan-