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et en réduisant mon vêtement et ma nourriture au plus strict nécessaire, je pourrais satisfaire ma passion. Je pensai aussi à entrer au théâtre comme machiniste, comparse ou allumeur ; l’emploi le plus abject m’eût semblé doux, pourvu que je pusse entendre de la musique tous les jours. Enfin je pris le parti d’ouvrir mon cœur au bienveillant Montalegri. On lui avait raconté mon aventure musicale. Il commença par rire ; puis, comme j’insistais courageusement, il exigea pour condition que je lui fisse entendre ma voix. J’hésitai beaucoup, j’avais peur qu’il ne me désespérât par ses railleries, et quoique je n’eusse pour l’avenir aucun dessein formulé avec moi-même, je sentais que m’enlever l’espoir de savoir chanter un jour, c’était m’arracher la vie. Je me résignai pourtant. Je chantai d’une voix tremblante le fragment d’un des airs que j’avais entendus une seule fois au théâtre. Mon émotion gagna le prince, je vis dans ses yeux qu’il prenait plaisir à m’entendre : je pris courage, je chantai mieux. Il leva les mains deux ou trois fois pour m’applaudir, puis il s’arrêta de peur de m’interrompre. Je chantai alors tout-à-fait bien, et quand j’eus fini, le prince, qui était un véritable dilettante, faillit m’embrasser et me donna les plus grands éloges. Il me remmena chez la signora et présenta ma pétition qui fut ratifiée sur-le-champ. Mais on voulut aussi me faire chanter, et jamais je ne voulus y consentir. La fierté de ma résistance étonna Mme Aldini sans l’irriter. Elle pensait la vaincre plus tard ; mais elle n’en vint pas à bout aisément. Plus je suivais le théâtre, plus je faisais d’exercices et de progrès, plus aussi je sentais tout ce qui me manquait encore, et plus je craignais de me faire entendre et juger avant d’être sûr de moi-même. Enfin, un soir au Lido, comme il faisait un clair de lune superbe, et que la promenade de la signora m’avait fait manquer et le théâtre et mon heure d’étude solitaire, je fus pris du besoin de chanter, et je cédai à l’inspiration. La signora et son amant m’écoutèrent en silence, et quand j’eus fini, ils ne m’adressèrent pas un mot d’approbation ni de blâme. Mandela fut le seul qui, sensible à la musique comme un vrai Lombard, s’écria à plusieurs reprises en écoutant mon jeune ténore : Corpo del Diavolo ! che buon basso !

Je fus un peu piqué de l’indifférence ou de l’inattention de ma patronne. J’avais la conscience d’avoir assez bien chanté pour mériter un encouragement de sa bouche. Je ne comprenais pas non plus la froideur du prince, après les éloges qu’il m’avait donnés deux mois auparavant. Plus tard je sus que ma maîtresse avait été émerveillée de mes dispositions et de mes moyens ; mais qu’elle avait résolu, pour