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PUBLICISTES DE LA FRANCE.

tés à la logique ! Combien aussi les intérêts qu’il agite l’emportent sur ces changemens de personnes où s’évertue la verve anonyme et impunie de Junius ! Combien enfin les rôles diffèrent ! Junius, caché dans un coin d’où les provocations ne peuvent pas le débusquer, souffleté dans ses écrits parce qu’on ne peut pas atteindre jusqu’à sa personne, singulier à force de manquer de susceptibilité, aiguise froidement des traits qui partent d’une main à qui nulle honte ne peut faire prendre l’épée, et flétrit les fautes comme le bourreau, froidement, et la tête voilée. Carrel, la tête haute, la poitrine nue, à peu près comme ces proscrits de la guerre de 1823, qu’il nous peignait tout à l’heure, marche au milieu d’une société tout épouvantée du courage qu’elle a eu pendant trois jours, et déjà ennemie de tous ceux qui n’ont pas voulu, ni en vendre leur part, ni rengainer l’épée tirée contre l’étranger, par-dessus la tête des Bourbons chassés. De tous ceux qui le lisent, quelques-uns sont institués et salariés pour le trouver coupable, et pour épier tous les matins sa liberté aventureuse ; d’autres qui l’admirent le désavouent ; la masse, qu’il trouble dans son besoin de repos, le hait sans le comprendre. Parmi ses amis, les uns l’exagèrent, et, par leurs arrière-pensées sauvages, rendent suspects ses engagemens de droit commun avec tous les partis ; les plus amis, hélas ! ne le sont que de sa personne et de son talent, et, sur ses idées, le laissent dans l’isolement et le doute. Il marche pourtant à ciel ouvert, et, soit qu’en effet l’ambition permise aux hommes de sa force le mène à son insu, soit qu’il n’ait cru que se dévouer à une vérité dont l’heure était arrivée, pour expier les erreurs de l’une ou pour rendre témoignage de l’autre, il offre sa liberté et sa vie ! Les lettres ne seraient qu’un misérable jeu d’esprit, si, même à égalité de talent, entre l’écrivain anonyme et l’écrivain qui vit au grand jour et qui offre son sang à ceux que sa libre pensée incommode, la supériorité ne devait pas être du côté de ce dernier.

Les amis de Carrel doivent à sa mémoire de réunir dans une édition de ses œuvres la plupart des articles écrits par lui de 1831 à 1834. Lui-même avait déjà fait un choix que nous avons retrouvé dans ses papiers. Ce choix, fait secrètement et à l’insu de ses amis, comme s’il eût craint ces flatteries amicales, qui conjurent un écrivain de ne rien mépriser de ses œuvres, devrait être conservé religieusement. Carrel était son juge le plus sévère, outre le peu de tendresse que ses amis lui ont connu pour tout ce qui, dans ses écrits, n’avait proprement qu’une valeur littéraire. Il n’est donc pas à craindre qu’il se soit flatté