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LA DERNIÈRE ALDINI.

un négrillon singulièrement accoutré, ou par un blondin indigène, sorte de page ou de jockey vêtu avec élégance, et placé là comme un ornement, comme la poupée à la proue des navires.

J’étais donc tout-à-fait propre à cet honorable emploi. J’étais un véritable enfant des lagunes, blond, rosé, très fort avec des contours un peu féminins, ayant la tête, les pieds et les mains remarquablement petits, le buste large et musculeux, le cou et les bras ronds, nerveux et blancs. Ajoutez à cela une chevelure couleur d’ambre, fine, abondante, et bouclée naturellement ; imaginez un charmant costume demi-Figaro demi-Chérubin, et le plus souvent les jambes nues, la culotte de velours bleu de ciel attachée par une ceinture de soie écarlate, et la poitrine couverte seulement d’une chemise de batiste brodée plus blanche que la neige ; vous aurez une idée du pauvre histrion en herbe qu’on appelait alors Nello, par contraction de son nom véritable, Daniele Gemello.

Comme il est de la destinée des petits chiens d’être cajolés par les maîtres imbéciles et battus par les valets jaloux, le sort de mes pareils était généralement un mélange assez honteux de tolérance illimitée de la part des uns, et de haine brutale de la part des autres. Heureusement pour moi, la Providence me jeta sur un coin béni : Bianca Aldini était la bonté, l’indulgence, la charité descendue sur la terre. Veuve à vingt ans, elle passait sa vie à soulager les pauvres, à consoler les affligés. Là où il y avait une larme à essuyer, un bienfait à verser, on la voyait bientôt accourir dans sa gondole, portant sur ses genoux sa petite fille âgée de quatre ans ; miniature charmante, si frêle, si jolie, et toujours si fraîchement parée, qu’il semblait que les belles mains de sa mère fussent les seules au monde assez effilées, assez douces et assez moelleuses, pour la toucher sans la froisser ou sans la briser. Mme Aldini était toujours vêtue elle-même avec un goût et une recherche que toutes les dames de Venise essayaient en vain d’égaler ; immensément riche, elle aimait le luxe, et dépensait la moitié de son revenu à satisfaire ses goûts d’artiste et ses habitudes de patricienne. L’autre moitié passait en aumônes, en services rendus, en bienfaits de toute espèce. Quoique ce fut un assez beau denier de veuve, comme elle l’appelait, elle s’accusait naïvement d’être une ame tiède, de ne pas faire ce qu’elle devait ; et concevant de sa charité plus de repentir que d’orgueil, elle se promettait chaque jour de quitter le siècle, et de s’occuper sérieusement de son salut. Vous voyez, d’après ce mélange de faiblesse féminine et de vertu chrétienne, qu’elle ne se piquait point d’être une ame