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LA DERNIÈRE ALDINI.

contre la balustrade. L’enlever ainsi de terre et le lancer dans le canal fut l’affaire d’un instant. C’est un jeu auquel les enfans s’exercent entre eux à Chioggia. Mais je n’avais pas eu le temps d’observer que la fenêtre était à vingt pieds de l’eau et que le pauvre diable de cameriere pouvait ne pas savoir nager.

Heureusement pour lui et pour moi, il revint aussitôt sur l’eau et s’accrocha aux barques du traguet. J’eus un instant de terreur en lui voyant faire le plongeon ; mais dès que je le vis sauvé, je songeai à me sauver moi-même, car il rugissait de fureur et allait ameuter contre moi tous les laquais du palais Aldini. J’enfilai la première porte qui s’offrit à moi, et, courant à travers les galeries, j’allais franchir l’escalier, lorsque j’entendis des voix confuses qui venaient à ma rencontre. Je remontai précipitamment et me réfugiai sous les combles du palais, où je me cachai dans un grenier parmi de vieux tableaux rongés des vers, et des débris de meubles.

Je restai là deux jours et deux nuits sans prendre aucun aliment et sans oser me frayer un passage au milieu de mes ennemis. Il y avait tant de monde et de mouvement dans cette maison, qu’on n’y pouvait faire un pas sans rencontrer quelqu’un. J’entendais par la lucarne les propos des valets qui se tenaient dans la galerie de l’étage inférieur. Ils s’entretenaient de moi presque continuellement, faisaient mille commentaires sur ma disparition, et se promettaient de m’infliger une rude correction s’ils réussissaient à me rattraper. J’entendais aussi mon patron sur sa barque s’étonner de mon absence, et se réjouir à l’idée de mon retour dans des intentions non moins bienveillantes. J’étais brave et vigoureux ; mais je sentais que je serais accablé par le nombre. L’idée d’être battu par mon patron ne m’occupait guère ; c’était une chance du métier d’apprenti qui n’entraînait aucune honte. Mais celle d’être châtié par des laquais soulevait en moi une telle horreur, que je préférais mourir de faim. Il ne s’en fallut pas de beaucoup que mon aventure n’eût ce dénouement. À quinze ans, on supporte mal la diète. Une vieille camériste qui vint chercher un pigeon déserteur sous les combles trouva, au lieu de son fugitif, le pauvre barcarolino évanoui et presque mort au pied d’une vieille toile qui représentait une sainte Cécile. Ce qu’il y eut de frappant pour moi dans ma détresse, c’est que la sainte avait entre les bras une harpe de forme antique que j’eus tout le loisir de contempler au milieu des angoisses de la faim, et dont la vue me devint tellement odieuse, que pendant bien long-temps, par la suite, je ne pus supporter l’aspect ni le son de cet instrument fatal.