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écrits, cette qualité de peindre par l’expression qu’on avait rencontrée avec quelque surprise dans les articles sur l’Espagne, éclate presque à chaque phrase. Mais prenez garde, ce n’est pas une certaine science d’effet où Carrel s’est perfectionné ; son expression ne s’illumine et ne se colore que parce que ses pensées sont devenues plus nettes, plus hautes et plus à lui. Il a encore ce trait de ressemblance avec les grands écrivains, qu’il proportionne son style à ses pensées, et qu’il sait être simple et humble quand les pensées sont d’un ordre où il n’est pas besoin, pour les rendre, que la raison s’aide de l’imagination. Appliquer à toutes choses uniformément une certaine qualité brillante qu’on se sait, et dont on a été souvent loué, n’est pas plus du génie, que faire des traits à tout propos n’est de l’esprit.

Toutes les qualités qu’avait Carrel le premier jour qu’il tint une plume, relevées de ce don venu le dernier, se déployèrent à la fois dans la polémique du National, avec une grandeur qui laissera de longs souvenirs. Cette polémique a été admirée de ceux même qui la craignaient, soit qu’on la craignît moins qu’on n’affectait de le dire, soit qu’en France on n’ait jamais assez peur du talent pour se priver de l’admirer ! Il est certain qu’entre les mains de Carrel, le National, à ne le considérer que comme monument de littérature politique, a été l’œuvre la plus originale du xixe siècle. Aucun autre n’a fait plus d’honneur à la France dans tous les pays, et notamment en Angleterre, où l’on ne s’effraie pas des grands talens, où Carrel en put recueillir, en 1835, des témoignages de personnes considérables qui n’admirent pas au hasard.

L’Angleterre a un petit recueil justement vanté comme modèle de polémique politique, et qui est en possession d’une gloire classique ; ce sont les Lettres de Junius. On peut faire le plus grand cas de ce livre, sans l’égaler au National de Carrel. Junius est un écrivain qui compose avec infiniment d’art une petite lettre sur de petits intérêts. Ses pensées justes et mordantes sont liées entre elles par un fil habilement caché, et sa langue est parfaitement propre et correcte. L’imitation des Lettres Provinciales en est le principal défaut, en ce que toutes les qualités de ces lettres y sont réduites et amoindries, que l’ironie y est moins forte et moins mesurée, que la logique y est menue et plus extérieure qu’intérieure, et le langage moins vif et moins original. Combien Carrel est plus varié, plus fort, plus profond, lui qui raisonne avec des idées d’élite, et qui est logicien à la manière de Bossuet, sans l’attirail des transitions et des tours affec-