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PUBLICISTES DE LA FRANCE.

années seulement d’être le contemporain, c’est au plus fort de ce préjugé que parurent les premiers écrits de Carrel. Au lieu d’y remarquer cette netteté si précoce de l’expression, ce sens ferme, cette force intérieure déjà contenue, cette convenance déjà parfaite du style et des idées, on ne fut préoccupé que de ce qu’on n’y trouvait pas. On ne vit guère ce qui était d’instinct dans les écrits du sous-lieutenant de vingt-trois ans, et on regretta de n’y pas voir ce qu’il aurait pu si facilement imiter d’autrui.

Les Résumés des histoires d’Écosse et de la Grèce moderne, les articles sur les questions générales de population dans la Revue américaine, l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre, ne sont d’aucune école, et, par là même, sont de la bonne langue française. Il y a tel chapitre de l’histoire de la Grèce moderne, écrit en 1825, qui n’est pas d’une main moins habile ni d’un écrivain moins consommé que la préface écrite en 1829, en tête de la seconde édition, postérieurement aux fameux articles sur l’Espagne. Je reconnais déjà dans tout ce qui est sorti de la plume de Carrel une qualité fort supérieure à l’expression pittoresque, et qui ne risque pas de passer de mode, parce qu’elle n’est pas imitable : c’est la spécialité du langage dans tous les ordres d’idées. Je ne devrais pas dire la spécialité, car il y en a de plusieurs sortes. Les matières de la guerre, de l’administration, de la politique, de l’économie sociale, des mœurs, outre les mots et les tours qu’elles empruntent à la langue générale, ont un corps d’expressions particulières dont le sens vif et primitif est réservé pour les idées spéciales qui s’y rattachent. C’est à la connaissance naturelle et à l’emploi sûr et facile de toutes ces langues spéciales bien plutôt qu’au pittoresque de l’expression que je devinerais un écrivain supérieur. Bossuet n’est notre plus grand écrivain en prose que parce qu’il a su et manié parfaitement la langue de chaque ordre d’idées et toutes les langues de toutes les idées. On peut, avec un talent médiocre et beaucoup de mémoire et de lectures, en donner le simulacre ; mais un œil exercé n’aura pas de peine à reconnaître, à un certain manque de force et de facilité, et au mélange vague et bâtard de mots appartenant à des ordres différens d’idées, l’écrivain médiocre et sans avenir. C’était là peut-être le caractère de quelques prosateurs accrédités de l’école impériale, écrivains par imitation plutôt que par instinct. Carrel se tint aussi loin de la pâle langue de ces écrivains que du pittoresque un peu factice qu’on y avait substitué. Lui aussi parlait naturellement toutes les langues de toutes les idées ; mais ses idées n’étant pas mûres encore ou ne lui