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perstitions sinistres envers un destin qu’elle croyait aveugle, demandant à l’astrologie et aux présages la connaissance d’un inévitable avenir, fataliste et superstitieuse, sans vertu, sans philosophie et sans foi, elle croyait faire un acte de grandeur et échapper à l’inévitable loi du destin par le suicide. Le suicide, qui était la grande ressource contre Tibère, lui paraissait aussi la grande ressource contre elle-même. Tant de morts volontaires appelées et savourées avec bonheur par des proscrits, dans le Forum, dans le sénat, dans la prison, partout où ils pouvaient, accoutumèrent aisément Rome à ce genre de courage qui se fait si facilement imiter. Ce n’était pas seulement danger présent, malheur personnel ; c’était ennui de la vie (tædium vitæ). Tel était le mot consacré. On s’enfermait dans sa chambre, on refusait les alimens, et l’on attendait sa fin. Ainsi, Lentulus, maître d’une grande fortune, ayant eu le malheur de faire Tibère son héritier, se laissa pousser par celui-ci, à force de chagrins et de craintes sourdes, à se donner la mort. Ainsi, Cocceius Nerva, ami et commensal du prince, illustre dans la jurisprudence, inattaqué par les délateurs, se laissa mourir, — Tacite le dit en propres termes, — de la profonde tristesse que lui inspirait son époque.

D’où venait tout cela ?

La peur était le dieu de ce siècle. Et quelle était la raison de la peur ? Pourquoi cet abandon, cet isolement du proscrit, cette trahison universelle, ce manque de foi réciproque entre gens qui avaient le même intérêt et couraient le même danger ? ce peuple tremblant dans les rues, fuyant au passage d’un proscrit, détestant Séjan et n’ayant de courage contre lui qu’après sa chute, adorant la mémoire de Germanicus, et lorsque sa famille est proscrite, osant à peine s’émouvoir un peu dans les rues, tout en protestant de son respect pour Tibère ? ce sénat, ce représentant de l’ancienne aristocratie, servant contre elle et contre lui-même les desseins du prince ? et Tibère même, le grand ressort de l’universel effroi, vieillissant dans la peur, blotti dans son nid de Caprée, consultant les astrologues sur la durée de sa vie, tremblant comme ceux qu’il faisait trembler ? Quelle était donc la cause première de cette terreur sans exception et sans borne ?

Ce n’était pas chez le peuple la crainte d’une puissante force matérielle ; dix ou douze mille prétoriens réunis sous les murs de Rome, gens qui vivaient de plaisir, faciles à acheter, faciles à vaincre, n’eussent pas été contre une révolte de cette vaste cité une suffisante barrière. Les légions étaient disséminées sur les frontières, et disséminées par la politique qui les craignait bien plus qu’elle ne comptait sur elles.