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PUBLICISTES DE LA FRANCE.

tain tour particulier de pensées ; ou plutôt, imitateurs à leur insu, ils sentent ingénument, et croient tirer de leur fond des idées reçues d’autrui. Un écrivain de profession, et j’ajoute de vocation, si naturel que soit son tour d’esprit, regarde d’abord comment on écrit de son temps, et ce qui réussit, et ce qu’il aime lui-même comme lecteur. Il se règle là-dessus, et, à chaque changement de goût, il prend la manière à la mode, réussissant toujours, mais n’écrivant jamais bien. Quelques-uns, après avoir passé l’âge où les influences du dehors sont moins fortes et où le besoin de se satisfaire commence à se distinguer du désir de plaire, redeviennent naturels par le travail et retrouvent par la science l’instinct. Mais ceux-là ne sont pas communs, et leur retour au naturel n’est jamais si complet qu’il ne se rencontre dans leurs écrits les plus vrais des traces des anciennes habitudes. Personne ne s’en peut garder, parmi ceux qui n’écrivent que pour écrire, plumes brillantes auxquelles il manque un sujet ; et tous y persévèrent jusqu’à ce qu’ils cessent d’écrire, ce qui arrive le jour où ils cessent d’imiter. Mais celui qui n’écrit que pour agir, et qui écrit comme on agit, de toute sa personne, celui-là pourra exceller dès l’abord sans passer par toutes ces transformations où il reste toujours des vestiges de l’imitation dans le naturel. S’il a de l’instinct, c’est-à-dire un tour d’esprit parfaitement conforme au génie de son pays, il pourra devenir un écrivain supérieur sans même se douter qu’il soit écrivain.

C’est ce qui se peut dire d’Armand Carrel. Quoiqu’il ait beaucoup écrit, et dès l’école militaire, il n’a jamais pensé à se faire un nom dans les lettres. Écrire a été pour lui, dans le commencement, un moyen de fixer dans sa mémoire des connaissances dont il pouvait avoir besoin pour un but encore vague, mais nullement littéraire. Plus tard, ç’a été un moyen d’imposer, sous la forme de doctrines, sa passion d’agir aux consciences et aux évènemens, ou au moins de la soulager. Pour lui, le modèle de l’écrivain était l’homme d’action racontant ce qu’il a fait. C’était César dans ses commentaires, Bonaparte dans ses mémoires. Carrel voulait qu’on écrivît soit après avoir agi, soit pour agir, quand c’était le seul mode d’action opportun ou possible. Plus tard ses idées se modifièrent là-dessus, ou plutôt se complétèrent. Il garda ses préférences, mais il reconnut qu’on n’agit pas seulement en faisant la guerre comme César et Bonaparte, et qu’un homme fort sédentaire peut agir tout aussi bien qu’un général qui court d’un bout du monde à l’autre. Bossuet agit à sa manière, Pascal à la sienne ; Voltaire, Rousseau, Buffon, à la leur. Ainsi complé-