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REVUE DES DEUX MONDES.

un jour monté sur sa table pour voir dans la glace l’effet d’un nouveau pantalon.

Ces petits détails, que je résiste à multiplier, ne sont rien pour la postérité, mais ils sont beaucoup pour ses amis, et ils sont presque tout pour celle qui ne l’a aimé que pour lui. Devais-je donc, par un respect de rhétorique pour l’homme, refuser à ces amis, à ce cœur où il ne mourra jamais, ces souvenirs par lesquels il leur appartient plus intimement ?

Le souvenir des êtres qu’on a aimés n’est profond et vrai que quand il s’attache en quelque manière aux traces matérielles que ces êtres ont laissées. La mémoire de l’esprit est peu avide ; elle se contente du souvenir des œuvres. La mémoire du cœur ne se satisfait qu’en ressuscitant la personne, sous ses traits les plus naturels et les plus secrets. Pour moi, je suis ainsi pour ceux que j’ai aimés. Il est des gestes familiers de mon père dont le souvenir me fait tressaillir ; il est de certaines larmes de ma mère, le jour où ses six enfans lui souhaitaient sa fête et se suspendaient tous à son cou, qui sont comme le premier point par où, peu à peu, mon cœur la fait revivre et me la représente tout entière. C’est souvent le sourire de Carrel qui le remet sous mes yeux, et ce premier souvenir réveillant tous les autres, après son sourire, c’est son allure, c’est lui que je vois, c’est sa voix que j’entends.

iii.
CARREL ÉCRIVAIN.

Carrel n’a été écrivain que faute d’un rôle où il pût agir plus directement. C’est peut-être pour cela qu’il a été écrivain excellent et d’un caractère tout particulier. Il est rare que ceux qui font profession d’écrire, quelle que soit d’ailleurs leur aptitude, échappent à certaines complaisances pour le goût du jour, qui gâtent l’esprit le plus juste et le plus heureux. Rien de plus vrai, de notre temps surtout, où les talens les plus naturels sont tentés par certaines formes de caprice qu’on leur vante comme des moyens d’originalité, et qui ont d’ailleurs cette autorité qu’elles mènent sûrement au succès. Le nombre étant très petit des auteurs qui n’écrivent que pour se satisfaire, et qui ne se satisfont que difficilement, la plupart, même parmi les plus habiles, n’écrivent que pour plaire à des lecteurs façonnés à un cer-