Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/35

Cette page a été validée par deux contributeurs.
31
PUBLICISTES DE LA FRANCE.

le rôle d’artiste. Combien pour qui c’est une excuse honteuse de promesses faites et non tenues, d’engagemens violés, ou le palliatif de désordres en apparence surpris à la raison d’un homme supérieur, et qui lui sont échappés malgré lui ! Combien chez qui la mobilité d’esprit n’est que la forme trompeuse de la corruption du cœur !

Dans Carrel, l’artiste était un homme plein d’abandon et de grace, et qui n’avait jamais de distractions en ce qui regarde l’honneur. Ceux de ses amis qui ne partageaient point ses opinions et ne s’attachaient pas à ses espérances, le remarquaient d’autant plus dans ces heures de relâchement, qu’ils pouvaient croire qu’alors il portait plus légèrement la vie. Comme tous les hommes d’une nature excellente, il avait un peu de tous les goûts vifs, outre que ses impressions, par leur extrême force et par la manière dont il s’y abandonnait, avaient l’air d’être des goûts. Il s’interrompait dans une conversation grave pour jouer avec des chiens, et jamais à demi. Il aimait les exercices du corps et il y avait de la grâce et de la force ; il y était téméraire, surtout quand on l’excitait. Nous parlions quelquefois de l’éducation des Grecs, et il admirait beaucoup qu’on eût attaché de la gloire aux exercices du corps comme à ceux de l’esprit, et que la vie des anciens fût doublement active. Carrel était un Grec par ce trait-là, et un de ces Grecs d’Athènes qui n’avaient aucune incapacité et ambitionnaient d’être les premiers en toutes choses.

Il n’en laissait pas tout voir à ses amis. Certaines choses étaient gardées pour l’intérieur de sa maison. C’est de là que j’ai su qu’il aimait à chanter, et qu’il y réussissait, ayant une voix timbrée et sonore, et une mémoire musicale remarquable. Il chantait des airs mâles et patriotiques, et se reposait ainsi du travail, ou s’y préparait. Il dansait aussi. J’ai su de la même source que, rentrant un jour de l’Opéra, où il venait d’admirer Mme Taglioni, il se mit à danser, disant que la danse n’est que le mouvement cadencé d’un corps souple ; et il le faisait, comme le reste, avec abandon et grâce. L’amour du mouvement, un sentiment vif du naturel et du vrai en toutes choses, le poussaient bien plus que la prétention à tout faire ; car on ne met de prétention que dans les choses où l’on veut être vu. Après tout, si mon amitié me trompe, et si ce que je prends pour de la grâce dans cet homme supérieur, n’est que l’une de ces inévitables puérilités attachées à la nature humaine, j’aime encore mieux Carrel dansant à huis clos que cet autre homme supérieur de notre temps qu’on surprit