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sa personne. Toutefois, ce qu’on pouvait penser de Carrel à cette époque, c’est qu’il avait de la force, mais de la dureté en proportion ; un visage distingué, mais inquiet et provoquant ; un beau talent, mais de l’espèce des talens qui ont plus de vigueur que d’étendue. Sa personne était gênante. C’est l’effet inévitable de la susceptibilité, cette timidité des gens d’honneur et de courage. On n’est guère indulgent pour l’homme devant qui on se sent gêné ; à grand’peine est-on juste. Pour juger Carrel avec plus de faveur, il eût fallu un certain effort de pénétration et de générosité que les hommes ne font jamais gratuitement. Or, ceux qui le connaissaient n’avaient aucun intérêt à être plus qu’étroitement équitables envers lui. N’était-il pas déjà leur obligé pour leur circonspection à son égard ? Encore moins pensaient-ils à prévoir qu’avant peu d’années, il les égalerait ou les surpasserait. De son côté, Carrel, comme il arrive, ne se hâta pas de changer ; il vivait plus solitaire, et semblait ne vouloir pas se désarmer encore de cette sauvagerie par laquelle, en attendant des droits plus éclatans, il mettait une sorte d’égalité entre ses amis et lui. Malgré un talent d’écrivain assez notable pour qu’il n’eût plus besoin du relief d’homme d’épée, il était resté en toutes choses officier, et en avait gardé l’âpreté jusque dans sa tenue, demeurée celle d’un militaire en habit bourgeois.

Je revis Carrel pour la seconde fois en 1831 : ce n’était plus le même homme. Lui que d’inévitables difficultés de début, un commerce gênant avec des amis plus considérables que lui, des tracasseries d’attributions, une collaboration politique contrariée, avaient rendu si inquiet ; une révolution immense, un avenir qui autorisait toutes les ambitions, un parti à conduire, une nouvelle forme de gouvernement arborée au sein du gouvernement existant, rien de médiocre en expectative, ni en fait de dangers, ni en fait d’espérances, tout cela l’avait calmé. Cette agitation stérile qui, auparavant, retombait sur son cœur et s’y tournait en amertume, était devenue une activité réglée et féconde. Jamais Carrel n’avait respiré plus librement. On eût dit qu’il sortait encore une fois de prison. Il était facile, plein d’abandon et de confiance, gai, bienveillant. Son visage, que j’avais trouvé blafard la première fois, s’était éclairci ; ses traits, sans rien perdre de leur force, avaient pris plus de douceur. L’angoisse inutile qui appesantit et corrompt le sang, avait été remplacée par le mouvement régulier qui le fait courir dans toutes les veines et qui l’épure. Et, puisque j’ai remarqué jusqu’ici sa tenue, ce qu’il ne me fâche guère qu’on trouve minutieux, rien n’étant plus à l’honneur