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dans les proportions ordinaires, que ce supplice d’un homme d’action réduit à la spéculation. Carrel y déployait d’ailleurs toutes les qualités de l’action, promptitude de coup d’œil, prévision rapide, décision, audace, intelligence des passions peut-être plus que des intérêts. C’est cette dernière qualité, avec la restriction que j’y mets, qui caractérise, à mon sens, toute sa polémique dans la question extérieure. Mieux que personne, il apprécia les passions soulevées dans les cours de l’Europe par la révolution de juillet, mais il les crut plus fortes que les intérêts, et c’est en cela qu’il se trompa. Cette polémique n’en est pas moins l’appréciation la plus juste et la plus profonde qui ait été faite des sentimens de l’Europe aristocratique à l’égard de la France. Carrel ne s’était trompé que sur le degré d’audace des passions absolutistes, mais non sur leur nature, ni sur leurs rancunes incorrigibles, ni sur certains intérêts d’agrandissement qui ne se lassent pas d’attendre l’occasion, et qui, par cela même, la font naître. Sur ce point, il faut être de son avis ; et quelque sécurité que puisse donner pour le présent l’attitude pacifique des puissances absolues, un gouvernement né d’une révolution manquerait de prévoyance, s’il ne faisait pas des idées de Carrel le fond de sa politique extérieure.

À l’intérieur, il ne s’est pas trompé une seule fois tant qu’il n’a eu devant lui que des adversaires passionnés. Il avait prévu une à une toutes les lois qui furent successivement demandées aux chambres, et, en dernier lieu, les lois de septembre. Quand ces lois parurent, je compris toute la profondeur d’un mot qu’il m’avait dit : « On n’est jamais vaincu quand on a le pouvoir de faire faire des fautes à ses adversaires ; et ce pouvoir nous l’avons toujours. »

Il eût suffi d’une seule chose pour rendre suspectes à mon amitié celles des lois de septembre qui limitent le droit de discussion : c’est qu’elles allaient interdire à Carrel ses travaux théoriques sur la constitution américaine. J’ai de la peine à comprendre, dans un pays où la liberté de la presse est une faculté, des articles de loi qui, en voulant frapper la violence vulgaire, peuvent atteindre un talent supérieur ; et, n’y eût-il qu’une exception comme Carrel, la loi qui fait taire un tel homme n’est pas une bonne loi. Peut-être serait-il digne d’un pays libre et civilisé, et je veux dire par là un pays où la liberté ne fit point rougir la civilisation, de permettre sur toutes choses la discussion, qui est la voix même de la liberté. De la sorte, aucune de ces vérités que découvrent les esprits élevés et hasardeux ne serait perdue pour le pays ; les opinions ennemies seraient moins