Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/75

Cette page a été validée par deux contributeurs.
71
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

L’orgueil est en effet la maladie qui dévore chez nous, comme de l’autre côté de la Manche, les esprits même qui professent la modestie la plus obstinée. Ceux qui avouent cette maladie ont une chance de salut dans le ridicule qui leur est infligé, s’ils ne justifient pas l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes par l’élévation de leurs idées ou de leurs œuvres, par la sagesse ou la grandeur de leur conduite ; ceux qui s’adorent et n’osent l’avouer succombent sous l’orgueil, comme le Spartiate sous les dents du renard dérobé ; le corps demeure debout, mais l’intelligence tombe en ruines, et l’orgueilleux devient fou. C’est là ce que M. Barbier a très bien montré dans sa pièce sur Bedlam ; c’est là ce que l’école réaliste n’aurait pas même entrevu.

Le Minotaure est un des morceaux les plus élevés de la poésie moderne. Jamais, je crois, l’avilissement de la beauté n’avait été raconté en termes aussi poignans. Toutes les jeunes filles que l’Angleterre envoie chaque année à la débauche insatiable de Londres, comme Athènes envoyait au Minotaure les vierges désignées par le sort, se disent l’une à l’autre, avec une simplicité pathétique, avec une confusion qui touche au repentir et presque à l’expiation, comment elles sont tombées dans l’abîme où elles se débattent sans espoir de salut. Depuis la pauvreté, mauvaise conseillère, jusqu’à l’oisiveté, dont les suggestions ne sont guère moins perfides, jusqu’à l’amour trompé, jusqu’à l’abandon, jusqu’au désespoir qui se précipite dans les plaisirs effrontés pour s’étourdir et s’oublier, jusqu’à la vanité qui souille l’ame pour parer le front, le poète n’a rien omis. Il a su prêter à toutes ces voix gémissantes un accent de vérité qui éveille la compassion sans jamais exciter le dégoût. Certes, s’il y a au monde un sujet glissant et difficile, c’est celui du Minotaure. Pour marcher d’un pas ferme sur ce terrain, il faut éviter à la fois le cynisme et la pruderie ; M. Barbier a su passer entre ces deux écueils. Après avoir lu le Minotaure, il est impossible de ne pas se sentir saisi d’une sympathie profonde pour ces plaintes où la colère ose à peine se montrer. Le poète a merveilleusement concilié la franchise de la pensée et la pudeur de l’expression ; il a toujours dit ce qu’il voulait dire, sans restriction, sans pusillanimité ; mais il a trouvé pour les idées les plus hardies des paroles graves et chastes, qui forcent à l’attention les esprits les plus indifférens et les plus étroits. Qu’on ne dise pas qu’un pareil sujet n’est pas du ressort de la poésie ; qu’on ne dise pas que l’imagination ne peut sans se flétrir promener ses yeux sur les plaies hideuses de la société moderne ; il n’y a pas une face de la vé-