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AUSONE ET SAINT PAULIN.

des amis qu’il attend, des détails de la cuisine. Ces distractions lui font oublier son christianisme. Arrivé au soir, il est entièrement sous l’empire des idées mythologiques, et il termine cette journée si pieusement commencée, mais passée dans une société probablement littéraire et profane, par une prière bien différente de celle du matin, par une invocation aux songes. Il leur consacre dévotement un bois d’ormes, planté peut-être devant la porte de sa chapelle.

Rien ne montre mieux le peu de place que tenait le christianisme dans l’imagination d’Ausone que son Gryphe, petit poème bizarre dans lequel il énumère tous les objets qui sont au nombre de trois. Il a eu soin de nous apprendre que ce chef-d’œuvre fut improvisé pendant l’expédition contre les Suèves, entre le dîner et le souper. Cet impromptu n’en a pas moins quatre-vingt-dix vers ; dans chacun de ces vers, il est fait mention d’une ou plusieurs choses triples ; toutes les triades mythologiques s’y trouvent. Le poète s’est gardé d’omettre les trois Graces, les trois Parques, les trois têtes de Cerbère, les trois pointes du trident de Neptune, les trois têtes de la Gorgone, etc. ; mais vers la fin seulement, il se rappelle que dans les quatre-vingt-sept vers qui précèdent, il a oublié la Trinité, et il lui accorde, non pas tout un vers, non pas la moitié d’un vers, mais trois mots :

Il faut boire trois fois, le nombre trois est au-dessus de tout,
Le Dieu un est triple.


Mention bizarre du dogme de la trinité, jetée au bout d’une pièce païenne et à la fin d’un vers dont le commencement est peu sérieux.

Ainsi le paganisme, chassé de la vie réelle, vivait encore dans l’imagination. Ainsi commençait naturellement cet empire de la mythologie antique sur la littérature moderne, qui s’est continué à travers tous les âges suivans jusqu’à nos jours. Au moyen-âge, Hidelbert, évêque du Mans, écrira en présence des statues romaines quelques vers presque païens. On sait quel fanatisme pour l’antiquité éclata lors de la renaissance, quand des cardinaux cicéroniens ne nommaient pas Dieu autrement que le souverain Jupiter, quand Sannazar appelait l’Olympe aux couches de la Vierge.

Au xviie siècle, l’emploi de la mythologie antique fut discuté en France avec passion et gravité. Boileau, après Corneille, la défendit en beaux vers, et Santeuil osa lui consacrer un jour sa lyre latine et sacrée ; mais Santeuil fut contraint de faire amende honorable, et Boileau scandalisa Bossuet. De notre temps, l’auteur de la Parthé-