Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/622

Cette page a été validée par deux contributeurs.
618
REVUE DES DEUX MONDES.

un bon compagnon, qu’il savait une foule de joyeuses histoires et de joyeuses chansons qu’il traduisait et chantait de son mieux à ses hôtes de l’île, ceux-ci le supportaient malgré ses propos dédaigneux, et malgré sa conduite, quelquefois aussi blessante que ses discours. Les vieillards seuls, qu’un instinct de prudence et de bon sens tenait sur leurs gardes, éprouvaient pour lui un éloignement qu’ils ne cachaient pas ; mais les femmes et les jeunes gens l’aimaient comme ils aiment toujours ce qui est nouveau et hardi. Plus d’un an s’était passé depuis que Power habitait Hirta. Il ne parlait plus de l’Europe et ne paraissait même plus songer à nous quitter. Son caractère, cependant, était devenu plus impatient et plus sombre que jamais. Ce n’était pas à l’ennui qu’il fallait attribuer ses boutades ou son silence hautain. Quelle pouvait donc en être la cause ?

Il y avait dans notre île une jeune fille, belle de la beauté de nos pays septentrionaux, c’est-à-dire ayant des yeux bleus comme le myosotis de nos prairies, des cheveux blonds comme l’orge que le soleil de juillet a dorée, une peau blanche comme l’aile de la mouette, et un teint rosé comme une aurore de printemps. Cette jeune fille s’appelait Barra, et, selon l’usage de notre pays, Barra, long-temps avant son mariage, était fiancée à un de nos jeunes gens, nommé Harris. Harris, fort jeune encore, était un des admirateurs les plus ardens de l’étranger Power. Il s’était lié d’amitié avec lui, il l’avait pris pour compagnon de chasse, et souvent même il l’avait conduit dans la cabane de sa fiancée. Power n’avait pas tardé à ressentir pour Barra une passion que celle-ci n’avait pu partager, Harris occupant déjà vaguement son cœur. Power, cependant, avait employé toutes les séductions de son pays, où l’amour se fait sans franchise, comme une chose honteuse, parce que presque toujours son but est honteux, ce but n’étant que le plaisir des sens et non le bonheur du mariage, de la vie à deux. Power n’osait dire à Barra qu’il l’aimait, mais il s’efforçait de le lui faire voir, s’inquiétant peu, chose inouie dans notre île, incivilisée il est vrai, de tromper son ami, et, s’il le pouvait, de lui ravir son bien le plus précieux. Mais tous ses efforts étaient inutiles. Barra était protégée moins encore par l’amour qu’elle ressentait pour Harris que par un sentiment secret qui lui disait de se méfier de l’étranger, et par la répugnance tacite et instinctive que sa conduite coupable lui faisait éprouver. Power, cependant, était un de ces hommes ardens et intraitables qu’aucun obstacle n’arrête quand il s’agit de satisfaire un désir, dût cet obstacle les pousser au crime. Un soir que Barra passait seule dans un ravin écarté, Power l’aborda d’un air sombre et résolu, lui fit cette fois sans détour l’aveu de son amour, et lui demanda d’un ton impérieux si elle consentirait jamais à être sa femme. Barra, toute rouge et toute tremblante, lui répondit d’abord : — « Je ne puis être ta femme, puisque je suis la fiancée d’un autre.

— Mais si ce fiancé de malheur te remettait l’anneau des fiançailles ? s’il te déliait de ton serment…