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SOUVENIRS D’ÉCOSSE.

guerre était terminée depuis long-temps. Quand ils virent le bâtiment qui nous portait, le maître d’école et moi, ils quittèrent le village, prirent tous la fuite, et se cachèrent dans leurs rochers ; ils prenaient notre navire pour un corsaire américain. Quant aux grandes guerres qui venaient de bouleverser le continent européen, ils n’en avaient pas entendu parler. Pour eux, il n’y avait ni Nelson, ni Wellington ; tous nos héros n’existaient pas !

— Ni Brummel le lion, ni notre célèbre vendeur de roast-beef, ni notre illustre faiseur de salade, ni Crockford, ce Satan du fameux enfer de bon ton. Je parierais même que nos insulaires mangent encore leur beef-steak avec les steel forks, et qu’ils ignorent les fourchettes françaises.

— Leurs steel forks, ce sont leurs doigts, répondit le ministre en riant ; — malgré la gravité obligée de son état, le brave homme savait entendre la plaisanterie et y répondre ; — et leurs beef-steaks sont plus souvent taillés sous l’aile d’un eider-duck[1] ou d’un gannet que dans un filet de bœuf. Au reste, un eider-duck et un gannet sont des mets très délicats, quand ils sont assaisonnés par un Saint-Kildain ; vous en goûterez demain, si votre cuisinier daigne placer sur votre table ce que je lui enverrai du presbytère.

— Certainement, dit sir Thomas, quand ce ne serait que pour la singularité du fait. Je veux mettre sur mes tablettes un menu de Saint-Kilda. Demain donc, nous goûterons la cuisine du presbytère de Hirta, mais servie sur la table de Kitty.

— Après la chasse, dit le ministre.

— Soit, après la chasse ; à demain donc. — Et là-dessus, nous quittâmes le bon ministre à l’entrée du village, dont l’odeur des gannets, mais surtout les tourbillons de plumes volantes, nous chassaient ; puis, nous rejoignîmes Kitty, que notre absence ennuyait fort et qui nous fit l’accueil le plus hospitalier.

La langue gaélique n’est guère plus harmonieuse que le chant du corbeau. Le lendemain, au point du jour, nous fûmes réveillés par les cris discordans d’une vingtaine d’insulaires, qui, le ministre en tête, nous attendaient sur le rivage. Du côté de l’Orient, le ciel commençait à se colorer de lueurs vives, quand nous mîmes pied à terre. Des teintes blanches et jaunes, sur lesquelles se détachaient quelques petits nuages d’un rose vif, le bariolaient. Ce spectacle éblouissant aurait pu inspirer un poète. Sir Thomas, qui, certes, n’était pas poète, fut cependant frappé de la splendeur de ce tableau, dont le cadre de rochers noirs qui l’entourait d’un côté, rehaussait l’éclat. Il alla même jusqu’à comparer, dans sa poésie un peu matérielle, ce ciel singulier à une jatte de lait dans laquelle on aurait délayé du safran et effeuillé des roses. Puis, après avoir avalé une gorgée de wiskey, ce chasse-brouillard d’Écosse, quoique ce jour-là il n’y eût guère de brouillard à chasser, il enfourcha, sans étriers, un des poneys du pays. Je l’imitai. Mes

  1. Anas mollissima (édredon).