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Le soleil semblait tomber lentement sous nos pieds dans l’Océan, quand nous redescendîmes vers le village. Sir Thomas, aussi grand questionneur que le voyageur Arthur Young, par lequel il avait juré tout à l’heure, était passé du chapitre de l’agronomie au chapitre des mœurs. Ce chapitre n’était pas moins original.

Une si petite tribu, isolée de la sorte au sein de l’Atlantique, offre en effet un phénomène moral fort différent de tout ce qu’on rencontre dans toute autre partie de la Grande-Bretagne. Cette population ne peut manquer d’être entièrement distincte de toute autre population anglaise ou écossaise. Les habitans de Hirta ou Saint-Kilda ont certainement depuis des siècles gardé les mêmes habitudes et la même manière de vivre. Bien rarement ils quittent leur île ; plus rarement encore un étranger vient s’y établir. Leur petite communauté a donc un caractère aussi tranché qu’aucune autre des peuplades de l’Europe qu’on a qualifiées du nom de nation ; et ce caractère est d’autant plus prononcé, qu’au lieu d’être entourés par d’autres peuples qui l’affaiblissent par leur contact, les habitans de Hirta ne sont entourés que par l’Océan, et communiquent peu avec leurs voisins. Ce caractère consiste en une extrême douceur et une extrême simplicité de mœurs, résultant de l’ignorance du besoin, et du système de paix perpétuelle dont le hasard a voulu que ces insulaires, seuls dans toute l’Europe, pussent vraiment jouir. Nous ajouterons à cette douceur et à cette simplicité de mœurs une ignorance, heureuse sans doute, mais qu’on pourrait appeler une ignorance modèle. Un habitant de la terre de Van-Diemen, ou un indigène des Nouvelles-Hébrides, en sait beaucoup plus, certainement, sur ce qui s’est passé en Europe depuis quarante ans, que l’habitant de l’île de Hirta, qui fait partie cependant des anciennes Hébrides et de l’Europe. L’habitant de ces régions nouvellement découvertes, situées à l’autre bout de l’Océan, n’ignore pas qu’il y a eu dans ce coin du monde qu’on appelle Europe un homme du nom de Napoléon, un homme de cette race de géans qu’on croyait perdue, et qui est venu continuer de nos jours la chaîne héroïque qui commençait à Hercule et qui finissait à Charlemagne. L’Indien presque sauvage le sait, l’habitant de Hirta l’ignore, ou du moins il l’ignorait il y a bien peu d’années encore.

— Quand j’arrivai dans cette île, nous disait le ministre, qui n’y était pas né et qui n’était là que comme missionnaire de la société des connaissances chrétiennes ; quand j’arrivai dans cette île oubliée du monde, en 1822, les dernières nouvelles politiques que ses habitans eussent de l’Europe dataient de l’insurrection de 1745, époque où le général Campbell vint à la recherche du prétendant, qu’on disait caché dans leur île. Ces bonnes gens répondirent avec la simplicité qui leur est naturelle, aux émissaires du général dont la flotte les avait effrayés, qu’ils n’avaient jamais entendu parler d’un tel personnage, of such a person. Ils avaient su depuis, cependant, que la grande île, — ils appellent ainsi l’Angleterre, — avait été en guerre avec un pays bien éloigné, qu’on appelait l’Amérique ; mais ils ignoraient que cette