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des siècles se sont écoulés, et bien des siècles s’écouleront encore avant que le grand polype ne soit venu à bout de la rude carcasse qu’il ronge depuis que le monde existe.

Kitty se conduisait parfaitement et ne paraissait nullement fatiguée de sa veillée ; nous passâmes donc rapidement entre les différens îlots du détroit de Harris. Vers le milieu du jour, nous coupâmes le 58e degré, courant à travers l’Atlantique, qui, devant nous, s’étendait sans bornes.

Une soixantaine de milles seulement nous séparaient encore de la terre promise vers laquelle nous voguions, et nous aurions pu aller réveiller ses habitans dans la nuit qui allait suivre. Mais sir Thomas était prudent ; il se souciait peu de s’aventurer, au milieu des ténèbres, sur une mer déserte et peu connue de son équipage ; il fit donc tourner à droite, et nous allâmes coucher à Vig, dans l’île de Lewis, la plus grande des Hébrides.

Les étoiles commençaient à peine à pâlir sur le dais gris du ciel, c’est-à-dire qu’il n’était guère qu’une heure et demie du matin, tant les nuits sont courtes dans ces régions plus rapprochées du pôle, vers la fin de juin, quand Kitty se remit lestement en marche. Lorsque le soleil se leva, nous avions perdu toute terre de vue. Plusieurs heures s’écoulèrent encore sans que notre œil découvrit rien à l’horizon devant nous.

— Où diable nous conduisez-vous, disais-je à sir Thomas, presque aussi ennuyé qu’un des compagnons de Christophe Colomb après le second mois de navigation ; de l’eau, toujours de l’eau ! Je crois que Kitty a fait fausse route, et que nous ne découvrirons pas aujourd’hui notre sixième partie du monde.

— Attendez encore une heure, me dit-il, et puis regardez là bas, à droite, du côté de ce nuage.

L’heure ne s’était pas encore écoulée, et le nuage ne s’était pas encore dissipé, qu’en effet je vis un point sombre apparaître lentement aux confins de la mer solitaire qui s’étendait devant nous.

— Hirta ! Hirta ! cria sir Thomas avec la même énergie qu’un mousse qui, de la hune où il est en vigie, crie : Terre ! après une traversée de six mois.

Kitty tourna gracieusement sa proue vers ce point noir, et telle était la rapidité avec laquelle nous avancions, que cet objet semblait sortir du sein des flots, grandir à vue d’œil, et courir vers nous.

Bientôt ses formes se dessinèrent nettement, et ses dimensions devinrent plus imposantes. Ce point devint un rocher, ce rocher une montagne, cette montagne une île entière, une île dont les côtes, taillées à pic, s’élevaient de tous côtés comme des murailles d’une prodigieuse hauteur. On eût dit une tour énorme, un pilier colossal jeté solitairement au milieu de l’Atlantique ; et, à voir la bizarrerie avec laquelle le sommet de l’île se découpait, formant plusieurs échancrures et plusieurs saillies que dominaient quatre pitons principaux dont l’un touchait aux nuages, et s’inclinant d’un côté jusqu’au rivage de la mer, il semblait que la tour avait été ruinée à moitié