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— Dites un mot, envoyez deux sbires après lui, il n’est pas au bas de l’escalier ; faites-le jeter en prison.

— Par la corne ducale ! cette idée ne m’était pas venue… mais, Vincent, c’est pourtant bien sévère, un pareil acte d’autorité !…

— Mais, monseigneur, si vous le laissez échapper, il se moquera de vous toute sa vie, et son frère, le bel esprit, qui est le favori de tous ces jeunes patriciens jaloux de votre puissance et de votre sagesse, ne vous épargnera pas les quolibets…

— Tu dis bien, cher Vincent, s’écria le procurateur en secouant avec force la clochette placée sur son bureau. Il faut faire respecter la majesté ducale… car je suis de famille ducale, tu le sais ?…

— Et vous serez doge un jour, je l’espère, répliqua le Bianchini. Tout Venise compte vous saluer la corne au front…

Les sbires furent dépêchés. Cinq minutes après, le triste Francesco, sans savoir en vertu de quel pouvoir et en châtiment de quelle faute, fut conduit les yeux bandés à travers un dédale de galeries, de cours et d’escaliers, vers le cachot qui lui était destiné. Il s’arrêta un instant durant ce mystérieux voyage, et au bruit de l’eau qui murmurait au-dessous de lui, il comprit qu’il traversait le Pont des Soupirs. Son cœur se serra, et le nom de Valerio erra sur ses lèvres comme un éternel adieu.

xii.

Valerio attendit son frère à la taverne jusqu’au moment où, pressé par les jeunes gens qui étaient venus l’y chercher, il lui fallut renoncer à l’espoir de trinquer ce soir-là avec lui et avec le nouveau maître Ceccato. Chargé de mille soins, accablé de mille demandes pour la fête du lendemain, il passa la moitié de la nuit à courir de son atelier de San-Filippo à la place Saint-Marc, où se faisaient les dispositions du jeu de bagues, et de là chez les différens ouvriers et fournisseurs qu’il employait à cet effet. Dans toutes ces courses, il fut accompagné de ses braves apprentis et de plusieurs autres garçons de différens métiers qui lui étaient tous dévoués, et qu’il employait aussi à porter des avertissemens d’un lieu à un autre. Lorsque la bande folâtre se remettait en marche, c’était au bruit des chansons et des rires, joyeux prélude des plaisirs du lendemain.

Valerio ne rentra à son logis que vers trois heures du matin. Il fut surpris de n’y pas trouver son frère, et cependant il ne s’en inquiéta pas plus que de raison. Francesco avait une petite affaire de cœur,