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toute réponse, et de ne pas voir la moindre satisfaclion percer dans la contenance du Bozza. Il crut que le jeune compagnon voulait se faire marchander, afin d’obtenir de plus grands avantages pécuniaires. Les Bianchini ne concevaient pas, dans la vie d’artiste, un autre but, une autre espérance, une autre gloire, que l’argent.

Après avoir essayé vainement de le tenter par des offres encore plus brillantes, Vincent renonça à se l’associer. Et, prenant l’air calme d’un homme tout à-fait désintéressé, il chercha, en le flattant et en conversant avec lui, à pénétrer les causes de ce refus et les désirs cachés de son ambition. Cela ne fut pas difficile. Le Bozza, cet homme si défiant et si réservé, que l’amitié la plus sincère ne pouvait lui arracher l’aveu de ses faiblesses, cédait, comme un enfant, aux séductions de la plus grossière flatterie ; la louange était à ses poumons comme l’air vital, sans lequel il ne faisait que souffrir et s’éteindre. Quand le Bianchini vit que sa seule pensée était de passer maître, et d’avoir les glorioles du métier, l’autorité, l’indépendance, le titre, sauf à ne tirer aucun profit de sa peine, et à souffrir longtemps encore toutes les privations, il conçut un profond mépris pour cette ambition, moins vile que la sienne ; et il s’en fût moqué ouvertement, s’il n’eût compris qu’il pouvait encore l’exploiter au détriment des Zuccati.

— Ah ! mon jeune maître, lui dit-il, vous voulez commander et ne plus servir ! C’est tout simple, je le conçois bien, de la part d’un homme de talent comme vous. Eh bien ! viva ! il faut passer maître ; mais non pas dans une misérable ville de province où vous suerez nuit et jour pendant vingt ans sans faire parler de vous. Il faut passer maître à Venise même, à Saint-Marc, supplanter et remplacer les Zuccati.

— Voilà ce qui est plus facile à dire qu’à faire, répondit le Bozza ; les Zuccati sont tout puissans.

— Peut-être pas tant que vous croyez, répliqua le Bianchini ; voulez-vous m’engager votre parole de vous fier à moi et de m’aider dans tous mes desseins ? Je vous engagerai la mienne qu’avant six mois les Zuccati seront chassés de Venise, et nous deux, vous et moi, maîtres absolus dans la basilique.

Vincent parlait avec tant d’assurance, et il était connu pour un homme si persévérant, si habile et si heureux dans toutes ses entreprises ; il avait échappé à tant de périls, et réparé tant de désastres, où tout autre se fut brisé, que le Bozza ému sentit un frisson de plaisir courir dans ses veines, et la sueur lui coula du front comme