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mier amour. Elle s’est fait une double existence. Contrainte de végéter matériellement au milieu de l’atmosphère suffocante d’une ville de province, elle s’envole ailleurs en pensée. Elle a des rêves d’art et de poésie. Elle se nourrit de souvenir et d’espérance. Or, en ce temps-là florissait à Angoulème Lucien, un jeune poète déjà fort célèbre dans le département. Anaïs a voulu voir cette merveille de la Charente. Le poète lui est amené. Lucien était beau ; Anaïs avait été belle. Pleins d’exaltation tous deux, ils se persuadent bientôt qu’ils sont passionnément épris l’un de l’autre. Cependant les assiduités du jeune homme chez Mme de Bargeton ont déchaîné toutes les méchantes langues de l’endroit. Anaïs n’a point cessé d’être sage ; mais son amant est fatalement surpris à ses pieds, d’où vient un éclat qui la décide à se compromettre tout-à-fait. Elle quitte brusquement Angoulême et part pour Paris, emmenant son poète avec elle. Cet incident, qui les a réunis, ne fera que précipiter leur rupture. À peine sont-ils en chaise de poste que les désenchantemens commencent. La grande dame est fort humiliée d’abord de voir les poétiques ébahissemens de Lucien au moindre objet qu’ils rencontrent sur la route. Dès qu’ils sont à Paris, c’est bien pire. Anaïs a de nobles parens chez lesquels elle a présenté son cher poète. Mais l’air provincial du pauvre garçon n’est pas tolérable. Mme de Bargeton tombe elle-même d’avis qu’il faut l’éconduire. De son côté, Lucien n’a pas tardé à s’apercevoir que sa chère Anaïs est bien emphatique, bien fanée, bien mal mise, de bien mauvais goût, auprès des élégantes et fraîches Parisiennes. Pourtant sa fidélité eût tenu bon peut-être quelques mois ; mais on l’a quitté. Il en prend son parti. C’est qu’ils s’étaient trompés en croyant s’aimer. Ainsi leurs mutuelles illusions sont perdues. La fin du second volume laisse Lucien réfugié dans un grenier du pays latin, où il amasse des projets de vengeance, de fortune et de gloire, qui fourniront, par leur accomplissement, une prochaine livraison des Scènes de la vie de province.

Autour de ses deux héros, M. de Balzac a groupé un nombre considérable de personnages secondaires. Plusieurs d’entre eux sont introduits en vertu du procédé ruminatoire de l’auteur. Nous les connaissions déjà ; nous les avions rencontrés ailleurs. Citons, entre autres, le vieil imprimeur Sechard, qui n’est qu’un père Grandet endurci, plus avare encore et plus féroce. Ceux-ci se montrent sous d’habiles déguisemens qui ne les rendent pas néanmoins méconnaissables ; ceux-là reparaissent franchement avec leur air, leur costume et leur nom d’autrefois, comme, par exemple, Rastignac de la Peau de Chagrin.

En somme, ce volume des Illusions perdues est l’un des meilleurs de M. de Balzac que nous ayons lu. Peut-être l’histoire gagne-t-elle à ne pas finir. M. de Balzac, qui commence généralement bien, finit rarement avec un égal bonheur. Ce sont presque toujours ses conclusions qui pèchent ; desinit in piscem. Pourvu que le second tome des Illusions perdues n’aille pas nous gâter le premier !

Si nous parlons de la peinture des détails, il faut louer leur charme et leur vérité, la délicatesse des nuances, la variété des teintes. Il se trouve dans les Illusions perdues des traits d’observation d’une ténuité telle qu’on dirait que la vue la plus perçante n’a pu suffire pour les découvrir, et qu’ils ont dû être révélés par une sorte d’intuition.

Il y a un sentiment que l’auteur excelle à peindre, c’est cette ambition complexe, ambition à la fois d’argent et de gloire, qui travaille son héros