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velles pussent s’établir sans mélange et sans empêchement, cette œuvre faite, il fut nécessaire aussi que l’antiquité reparût dans la mémoire du genre humain, afin que la trame des destinées générales du monde, que Dieu seul connaissait encore, fût aussi connue et comprise par l’homme.

Puisque la réflexion philosophique a été longue à se produire dans les sociétés modernes, nous ne serons pas surpris de sa lenteur dans les sociétés antiques ; et, cette fois, la lenteur fut si grande, que la philosophie ne parut dans sa splendeur qu’après l’épuisement de l’histoire politique, et sur les ruines de la liberté : c’est qu’elle paraissait, non pour la Grèce elle-même, mais pour le monde ; ce n’était pas pour Athènes, mais pour nous que parlaient dans l’Académie Aristote et Platon.

Quand on voit autre chose dans l’histoire qu’une confusion arbitraire de faits et de hasards, et quand, après l’avoir étudiée, on croit à son économie et à sa logique, il faut tomber d’accord que toutes les fois qu’un grand mouvement est nécessaire à l’humanité, des hommes se rencontrent, se succèdent et se complètent dans une admirable variété d’aptitudes et de moyens. La Grèce dut donner la philosophie au monde après la prise d’Athènes par Lysandre, et la Judée, la religion après la bataille d’Actium. Le mouvement hébraïque, qui, plus tard, s’appellera chrétien, est servi par Jésus, Jean et Paul ; le mouvement philosophique a pour interprètes Socrate, Platon et Aristote. Si dans l’harmonieux contraste de ces personnages historiques on ne reconnaît pas quelque chose de rationnel, il faut renoncer à spéculer sur les choses humaines.

Lorsque Socrate parut, la Grèce était la proie de tous les maux que lui avait légués la guerre civile du Péloponèse. Un illustre témoin des combats que se livrèrent Athènes et Lacédémone a peint vivement les ravages qu’ils portèrent dans les mœurs et la sociabilité de la Grèce. Les séditions régnaient dans les états, écrit Thucydide[1], et les villes qui se livraient les dernières à l’esprit de faction s’abandonnèrent à de plus grands excès, jalouses de se distinguer par l’esprit d’invention. L’acception des mots fut changée. L’audace insensée fut appelée zèle courageux ; la lenteur prévoyante, lâcheté déguisée. L’homme violent était un homme sûr ; celui qui le contrariait un homme suspect… La cause de tous ces maux était la fureur de dominer, qu’inspirent l’ambition et la cupidité. Les passions

  1. Liv. iii, chap. lxxxii et suiv.