Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/374

Cette page a été validée par deux contributeurs.
370
REVUE DES DEUX MONDES.

pour lui envoyer une balle qui ne trompe jamais leur haine, et va toujours au cœur. Voilà les traits sous lesquels Pouchkin nous les décrit ; et, comme Russe, il doit bien connaître ces courageux martyrs de la liberté, qui, abandonnés de la Turquie, ignorés du monde entier, resserrés entre la mer Noire et la mer Caspienne, défendent pied à pied les gorges de leurs montagnes, et que l’invasion moscovite pourra bien anéantir, mais jamais dompter.

Eugène Oneguine, dernière production de l’auteur, n’est autre chose que le journal d’un dandy de Pétersbourg, c’est-à-dire de Pouchkin lui-même ; car bien que dans sa préface il proteste spirituellement contre la malignité publique, qui ne manquera pas de l’accuser d’avoir voulu travestir le Childe-Harold de Byron, le poète et son héros se touchent ici par trop de points pour qu’on puisse méconnaître leur identité. Eugène Oneguine est donc un des fashionables les plus accomplis de Pétersbourg. Cette variété de l’espèce humaine se reconnaît aux mêmes traits, à quelque degré du pôle qu’on l’observe : assez d’esprit pour demander un rendez-vous à la femme qu’on aime, assez de courage pour adresser un cartel au rival qui vous gêne, assez de fortune et de naissance pour ne songer qu’à ses plaisirs, et se présenter hardiment dans les salons les plus aristocratiques. La réunion de ces solides avantages n’empêche pas Oneguine de prendre un jour en haine et en pitié toute sa vie de bals, de festins, de jeux, d’intrigues misérables, de succès désespérans par leur facilité ; et, pour ne pas se suicider, il se confine bravement à la campagne. Là, il se lie bientôt intimement avec Lenskoi, jeune philosophe de vingt ans, qui revient de Goettingue et d’Iéna, qui a parcouru l’Allemagne le sac sur le dos, et n’en a rapporté qu’un peu de science, des idées passablement romanesques, un Werther dans sa poche, et de longs cheveux noirs flottans sur ses épaules ; présenté par son nouvel ami dans une famille de bons gentilshommes campagnards, Eugène y fait la connaissance de deux sœurs : Olga, Tatiana ; l’une, légère, coquette, insouciante ; l’autre, pâle, mélancolique, à l’abord glacial, au cœur ardent et passionné. Olga a été la compagne d’enfance de Lenskoi, et tous deux s’aiment de l’amour chaste et naïf qu’éprouvent deux ames qu’une sorte de prédestination a dérobées au contact de nos vices et de nos souillures. Tatiana, de son côté, nourrit en secret une profonde passion pour Eugène ; mais il a juré de ne plus aimer, il tient parole, et quand la jeune fille, long-temps partagée entre son orgueil qui lui dit de se taire et son amour qui lui dit de parler, avoue enfin à Eugène qu’elle ne peut vivre sans lui,