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froide et insensible beauté, la passion ne brûle pas tes veines, la jalousie ne déchire pas ton cœur. Cesse donc de troubler le cœur de mon amant, car il est à moi, car ses baisers ne sont de feu que pour moi seule, car d’effroyables sermens ont enchaîné nos ames et nos destinées, car sa trahison me tuerait. Je pleure, tu le vois ; j’embrasse tes genoux, je te supplie de me rendre mon repos et mon bonheur. Ne me réponds rien ; pour rebuter le khan, mets tout en usage, dédains, larmes, refus ; jure (et bien que j’aie quitté la foi de mon enfance pour suivre la loi du Koran, cette foi sacrée, je le sais, est la tienne), jure de m’obéir, sinon rappelle-toi que j’ai un poignard à ma ceinture et que je suis née près du Caucase. »

Cette entrevue des deux rivales ne tarde pas à être découverte ; l’amante délaissée est précipitée dans la mer, par ordre du khan, inexorable exécuteur des lois du sérail quand elles sont violées par ceux qui lui déplaisent ; la jeune prisonnière s’éteint doucement, chaste et résignée à son sort ; le khan pousse alors son cri de guerre et s’élance à cheval, car, pour éteindre son amour, il lui faut du sang. Idées, peintures, sentimens, style, tout, dans la Fontaine de Bachtchicarai, respire un parfum oriental ; on voit que Pouchkin était sur son terrain ; on reconnaît l’exilé de la Bessarabie, le promeneur solitaire des bords de la mer Noire, le voyageur qui a long-temps parcouru cette Tauride où la domination tatare s’est si profondément empreinte dans le sol, dans les mœurs, dans les monumens. Habitant de ces chaudes et voluptueuses contrées, c’était à lui d’en éprouver et d’en décrire les molles langueurs et les passions bondissantes ; c’était à lui de ressusciter ces sérails d’Orient, avec leurs hautes murailles, leurs silencieux jardins, leurs vastes salles toutes couvertes de tapis d’Asie, tout inondées de parfums, où veille un peuple d’eunuques, où dort un peuple d’odalisques ; et puis, jeter au milieu de cette prison, où l’amour est un hideux mélange d’obéissance passive et de plaisir brutal, une vierge chrétienne, qui a conservé avec la foi de ses pères toute la fierté de son cœur, toute la pureté de ses sens ; opposer une amante délaissée, tour à tour abattue par la douleur ou furieuse de honte et de désespoir, à cette jeune fille qui, tranquille au pied de la croix, ne regrette que sa patrie, ne désire que la mort ; faire naître pour elle dans l’ame d’un barbare une passion qui l’étonne lui-même, un respect dont il s’irrite, sans qu’il puisse étouffer cette passion ni dépouiller ce respect ; assurément c’était là une donnée dramatique, c’était là une belle occasion de personnifier en quelque sorte l’Europe dans cette jeune fille, l’Orient dans ce barbare et de nous montrer dans le triomphe de l’esclave