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Grégoire. — Tu n’as pas cessé d’écrire, sans te laisser vaincre par le sommeil, et moi, j’ai été obsédé, tourmenté par une vision diabolique. Je rêvais qu’un escalier d’une raideur extrême me conduisait au sommet d’une tour, du haut de laquelle Moscou m’apparaissait comme une fourmilière ; la foule tourbillonnait sur la place publique, elle me regardait en ricanant, et moi, interdit, effrayé, je tombais, et ma chute me réveillait aussitôt… Trois fois le même songe a troublé mon sommeil, n’est-ce pas étrange ?
Le père. — Effervescence du jeune âge ! Appelle à ton secours la prière et l’abstinence, et tu n’auras bientôt que de joyeuses et paisibles visions ; moi-même, tout affaissé que je suis sous le poids des ans, quand je cède à la nature, quand je dors, au lieu de prier, mon sommeil n’est point calme et innocent, je ne rêve que festins et combats, je n’entends que le choc des verres ou le cliquetis des armes, folles récréations d’une jeunesse profane !
Grégoire. — Ah ! que j’envie le bonheur de tes premières années ! Tu as combattu sous les murs de Casan, tu as vaincu les Lithuaniens, tu as admiré les pompes que déployait à sa cour le somptueux Jean-le-Terrible ; tandis que moi, j’erre tristement de cellule en cellule, condamné dès l’enfance à la misère et à l’obscurité. Que ne puis-je, comme toi, m’élancer dans une mêlée, comme toi, m’asseoir glorieux convive à la table des rois ! Quand la vieillesse viendrait poser sur moi ses mains glacées, alors je renoncerais au monde et à ses joies, pour prononcer des vœux et m’ensevelir, à ton exemple, dans une solitude expiatoire !
Le père. — Ne murmure pas, enfant, contre la Providence qui t’a, jeune encore, écarté des voies du monde et soustrait à ses tentations ; crois-moi, la gloire, le luxe et l’amour n’ont de charmes que dans le lointain. J’ai vécu long-temps, j’ai joui de tout, et je n’ai connu le bonheur que dans les murs du cloître. Pense, mon fils, aux rois, à ces maîtres de la terre ; où est leur juge ? dans le ciel. Ici-bas qui leur résisterait ? Personne, et pourtant, fatigués de leur grandeur, ils aiment souvent à cacher leur front royal sous le capuchon du moine. Jean-le-Terrible ne trouvait de calme que dans la monotone simplicité de la vie monastique ; à sa voix, son palais, plein d’orgueilleux favoris, se transformait soudain en un sombre couvent, et ses boyards, couverts de bure et de cilices, n’étaient plus que des frères soumis aux ordres d’un pauvre cénobite. Ici, dans la cellule où nous sommes (elle était alors la demeure de saint Cyrille, et cet homme divin vivait encore quand le Seigneur me toucha), ici même, j’ai vu ce monarque redouté, las de ses fureurs et rassasié de supplices, s’asseoir pensif au milieu de nous qui l’entourions d’un cercle immobile, et de pieuses paroles interrompaient seules notre silence. Il nous disait souvent : « Mes pères, un jour je me présenterai à vous, altéré de grace et de prières, je viendrai, malheureux pécheur, me jeter à vos pieds et y déposer, pour ne plus les reprendre, ma pourpre et mon diadème ; » il disait, et sa voix s’amollissait