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des autres, s’aider et s’éclairer mutuellement ; où, grace à la diffusion des lumières, à la rapidité des communications, les barrières qui séparent les territoires ne séparent plus leurs habitans, où chaque pensée utile, chaque œuvre du génie vole d’une extrémité de l’Europe à l’autre, répétée par toutes les bouches, reproduite dans toutes les langues, et ressemble à ce flambeau qui, dans les jeux solennels de la Grèce, passait de mains en mains, et, illuminant tout sur sa route, parvenait au bout de la carrière, sans qu’on eût pu suivre son passage ni savoir qui l’avait porté.

Mais tandis que des traductions nombreuses, de plus nombreuses imitations naturalisaient parmi nous les chefs-d’œuvre des Byron, des Walter Scott, des Schiller, des Goëthe ; tandis que la critique, cessant d’être, comme autrefois, parquée dans un pays, emprisonnée dans une langue, planait librement sur trois littératures différentes, élargissait son enseignement, multipliait ses parallèles, d’où vient qu’elle n’a pas porté ses regards plus loin encore ? D’où vient que la Russie, qui nous occupe tant sous le point de vue politique, nous occupe encore si peu sous le point de vue littéraire ? C’est que jusqu’à présent, et sauf d’honorables exceptions, elle n’a point d’écrivains originaux, c’est que la plupart d’entre eux ne sont guère que d’humbles ruisseaux qu’alimentent trois fleuves puissans, la France, l’Angleterre, l’Allemagne ; c’est que l’on ne peut faire apprécier à un lecteur étranger, ni le fond, ni la forme de leurs ouvrages ; l’un, parce qu’ils l’ont eux-mêmes emprunté, l’autre, parce qu’elle adhère trop intimement à la langue dont ils font usage pour pouvoir en être détachée. Cette absence d’individualité est encore une conséquence du mouvement que Pierre Ier a imprimé à son vaste empire. Il avait improvisé une armée, une flotte, une capitale ; il crut naturellement qu’il n’avait qu’à frapper le sol du pied pour en faire sortir des bataillons d’orateurs et de philosophes, qu’il pouvait commander aux grands hommes de naître comme à ses soldats de mourir ; qu’il fallait, en un mot, appliquer à la littérature le même procédé qu’à la menuiserie et aux manœuvres. Docile à la voix du maître, on vit en effet accourir une foule pressée d’écrivains, qui, impuissans à créer par eux-mêmes, inondèrent la Russie de plates traductions des auteurs allemands et français. Reconnaissons néanmoins qu’ils furent utiles, car ils dégagèrent la langue des étreintes du vieux slavon, ils assouplirent un idiome encore âpre et rebelle, qui n’avait guère servi jusqu’alors qu’à la rédaction grossière des chroniques, des homélies et des chants d’église ; mais, en revanche, les lettres