Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/351

Cette page a été validée par deux contributeurs.
347
POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD.

siècles. Dès-lors, et par une conséquence logique, les relations qui s’établirent entre l’Europe et la Russie furent exclusivement politiques, commerciales ou militaires : la France, en particulier, ne vit jamais en elle qu’une alliée utile, une ennemie à craindre et un vaste débouché pour son industrie ; elle lui envoya, comme l’Angleterre et l’Allemagne, des savans, des architectes, des ingénieurs, des marchands ; mais, pareille au riche qui jette l’or à pleines mains, sans s’inquiéter de l’usage bon ou mauvais qu’en font ceux qui le ramassent, elle ne se demanda pas jusqu’à quel point les rayons de lumière qu’elle avait envoyés à la Russie, en avaient fécondé le sol et dissipé les ténèbres ; elle ne se demanda pas si les germes scientifiques et littéraires qu’on s’était hâté de lui emprunter, avaient produit une abondante moisson, et, oublieuse d’une civilisation fille de la sienne, indifférente à une gloire dont elle pouvait justement revendiquer sa part, mais dont le bruit lointain ne parvenait pas jusqu’à elle, elle ignora jusqu’aux noms des écrivains qui, élevés dans le culte de ses grands maîtres, essayaient de marcher sur leurs traces.

Cet oubli, cette indifférence, ne nous surprennent pas ; ils s’expliquent assez par ce sentiment de dédain que le siècle de Louis XIV nous avait légué pour tout ce qui s’écartait de nos règles et de nos formes, pour tout ce qui ne parlait pas notre langue ; sentiment, au reste, que l’Europe contribuait à entretenir pour sa part, en faisant de la connaissance de cette langue un élément essentiel de toute éducation libérale, en l’imposant partout aux transactions de la diplomatie et aux relations de la haute société, en nous permettant ainsi de croire qu’à elle seule appartenaient cette délicatesse de nuances, cette finesse d’aperçus, cette limpidité d’expression, qui caractérisent nos meilleurs écrivains. C’est à Voltaire, c’est surtout à Mme de Staël qu’était réservée la gloire de nous guérir de cette illusion, très flatteuse assurément pour notre amour-propre, très commode pour notre paresse, mais aussi très funeste à nos progrès dans tous les sens. Ce sont eux qui, en popularisant parmi nous les grands noms de l’Angleterre et de l’Allemagne, nous firent embrasser un nouvel horizon, connaître de nouveaux modèles, puiser à de nouvelles sources ; ce sont eux qui nous élevèrent au-dessus de ce vulgaire et jaloux patriotisme qui voudrait faire du talent le patrimoine exclusif d’une seule famille du genre humain, et préparèrent ainsi l’époque actuelle, où les peuples, sinon les rois, comprenant enfin leurs véritables intérêts, déposent leurs haines héréditaires, tristes fruits de l’ignorance et de la barbarie, pour se rapprocher les uns