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un an, voilà ce qui me fait sangloter et me déchire l’ame, car c’est là tout ce qui est possible. » Elle ajoutait que si, avant son départ, il éprouvait un désir trop vif de la revoir encore une fois, elle y consentirait. Il refusa cette entrevue ; il avait besoin de toute sa force ; et, bien que convaincu de la nécessité de s’éloigner, il ne pouvait prendre aucun parti. Vivre sans Emmeline lui semblait un mot vide de sens, et, pour ainsi dire, un mensonge. Il se jura cependant d’obéir à tout prix, et de sacrifier son existence, s’il le fallait, au repos de Mme de Marsan. Il mit ses affaires en ordre, dit adieu à ses amis, annonça à tout le monde qu’il allait en Italie. Puis, quand tout fut prêt, et qu’il eut son passeport, il resta enfermé chez lui, se promettant, chaque soir, de partir le lendemain, et passant la journée à pleurer.

Emmeline, de son côté, n’était guère plus courageuse, comme vous pouvez penser. Dès qu’elle put supporter la voiture, elle alla au Moulin de May. M. de Marsan ne la quittait pas ; il eut pour elle, pendant sa maladie, l’amitié d’un frère et les soins d’une mère. Je n’ai pas besoin de dire qu’il avait pardonné, et que la vue des souffrances de sa femme l’avait fait renoncer à ses projets de séparation. Il ne parla plus de Gilbert, et je ne crois pas que, depuis cette époque, il ait prononcé ce nom étant seul avec la comtesse. Il apprit le voyage annoncé, et n’en parut ni joyeux ni triste. On devinait aisément à sa conduite qu’il se reconnaissait, au fond du cœur, coupable d’avoir négligé sa femme, et d’avoir si peu fait pour son bonheur. Lorsque, appuyée à son bras, Emmeline se promenait lentement avec lui dans la longue allée des soupirs, il paraissait presque aussi triste qu’elle ; et Emmeline lui sut gré de ce qu’il ne tenta jamais de rappeler l’ancien amour, ni de combattre l’amour nouveau.

Elle brûla les lettres de Gilbert, et, dans ce sacrifice douloureux, ne respecta qu’une seule ligne écrite de la main de son amant : « Pour vous, tout au monde. » En relisant ces mots, elle ne put se résoudre à les anéantir ; c’était l’adieu du pauvre garçon. Elle coupa cette ligne avec ses ciseaux, et la porta longtemps sur son cœur. « S’il faut jamais me séparer de ces mots-là, écrivait-elle à Gilbert, je les avalerai. Maintenant ma vie n’est plus qu’une pincée de cendre, et je ne pourrai de long-temps regarder ma cheminée sans pleurer. »

Était-elle sincère ? demanderez-vous peut-être. Ne fit-elle aucune tentative pour revoir son amant ? Ne se repentait-elle pas de son sacrifice ? N’essaya-t-elle jamais de revenir sur sa résolution ? Oui, madame, elle l’essaya ; je ne veux la faire ni meilleure ni plus brave