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EMMELINE.

rais dû songer davantage à vous ; mais je ne vous crois pas assez d’amour pour que vous n’en guérissiez bientôt.

– Je serai assez franc, répondit Gilbert, pour vous dire que je n’en sais rien, mais je ne crois pas en guérir. Votre beauté m’a moins touché que votre esprit et votre caractère, et si l’image d’un beau visage peut s’effacer par l’absence ou par les années, la perte d’un être tel que vous est à jamais irréparable. Sans doute je guérirai en apparence, et il est presque certain que dans quelque temps je reprendrai mon existence habituelle ; mais ma raison même me dira toujours que vous eussiez fait le bonheur de ma vie. Ces vers que vous me rendez ont été écrits comme par hasard, un instant d’ivresse les a inspirés ; mais le sentiment qu’ils expriment est en moi depuis que je vous connais, et je n’ai eu la force de le cacher que par cela même qu’il est juste et durable. Nous ne serons donc heureux ni l’un ni l’autre, et nous ferons au monde un sacrifice que rien ne pourra compenser.

– Ce n’est pas au monde que nous le ferons, dit Emmeline, mais à nous-mêmes, ou plutôt c’est à moi que vous le ferez. Le mensonge m’est insupportable, et hier soir, après votre départ, j’ai failli tout dire à M. de Marsan. Allons, ajouta-t-elle gaiement, allons, mon ami, tâchons de vivre. »

Gilbert lui baisa la main respectueusement, et ils se séparèrent.

vi.

À peine cette détermination fut-elle prise qu’ils la sentirent impossible à réaliser. Ils n’eurent pas besoin de longues explications pour en convenir mutuellement. Gilbert resta deux mois sans venir chez Mme de Marsan, et pendant ces deux mois ils perdirent l’un et l’autre l’appétit et le sommeil. Au bout de ce temps, Gilbert se trouva un soir tellement désolé et ennuyé, que, sans savoir ce qu’il faisait, il prit son chapeau et arriva chez la comtesse à son heure ordinaire, comme si de rien n’était. Elle ne songea pas à lui adresser un reproche de ce qu’il ne tenait pas sa parole. Dès qu’elle l’eut regardé, elle comprit ce qu’il avait souffert ; et il la vit si pâle et si changée, qu’il se repentit de n’être pas revenu plus tôt.

Ce qu’Emmeline avait dans le cœur n’était ni un caprice ni une passion ; c’était la voix de la nature même qui lui criait qu’elle avait besoin d’un nouvel amour. Elle n’avait pas fait grandes réflexions sur le caractère de Gilbert ; il lui plaisait, et il était là ; il lui disait