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tir à cheval, malgré un temps affreux ; elle montait une superbe jument qu’il n’était pas facile de faire obéir, et il semblait qu’elle voulût exposer sa vie ; elle balançait, en riant, sa cravache au-dessus de la tête de l’animal inquiet, et elle ne put résister au singulier plaisir de le frapper sans qu’il l’eût mérité ; elle le sentit bondir de colère, et tandis qu’il secouait l’écume dont il était couvert, elle regarda Gilbert. Par un mouvement rapide, le jeune homme s’était approché, et voulait saisir la bride du cheval. « Laissez, laissez, dit-elle en riant, je ne tomberai pas ce matin. »

Il fallait pourtant bien parler de ces stances, et ils s’en parlaient en effet beaucoup tous deux, mais des yeux seulement ; ce langage en vaut bien un autre. Gilbert passa trois jours au Moulin de May, sur le point de tomber à genoux à chaque instant. Quand il regardait la taille d’Emmeline, il tremblait de ne pouvoir résister à la tentation de l’entourer de ses bras ; mais, dès qu’elle faisait un pas, il se rangeait pour la laisser passer comme s’il eût craint de toucher sa robe. Le troisième jour au soir, il avait annoncé son départ pour le lendemain matin ; il fut question de valse en prenant le thé, et de l’ode de Byron sur la valse. Emmeline remarqua que, pour parler avec tant d’animosité, il fallait que le plaisir eût excité bien vivement l’envie du poète qui ne pouvait le partager ; elle fut chercher le livre à l’appui de son dire, et, pour que Gilbert pût lire avec elle, elle se plaça si près de lui, que ses cheveux lui effleurèrent la joue. Ce léger contact causa au jeune homme un frisson de plaisir auquel il n’eût pas résisté si M. de Marsan n’eût été là. Emmeline s’en aperçut et rougit : on ferma le livre, et ce fut tout l’évènement du voyage.

Voilà, n’est-il pas vrai, madame, un amoureux assez bizarre ? Il y a un proverbe qui prétend que ce qui est différé n’est pas perdu. J’aime peu les proverbes en général, parce que ce sont des selles à tous chevaux ; il n’en est pas un qui n’ait son contraire, et quelque conduite que l’on tienne on en trouve un pour s’appuyer. Mais je confesse que celui que je cite me paraît faux cent fois dans l’application, pour une fois qu’il se trouvera juste, tout au plus à l’usage de ces gens aussi patiens que résignés, aussi résignés qu’indifférens. Qu’on tienne ce langage en paradis, que les saints se disent entre eux que ce qui est différé n’est pas perdu, c’est à merveille ; il sied à des gens qui ont devant eux l’éternité, de jeter le temps par les fenêtres. Mais nous, pauvres mortels, notre chance n’est pas si longue. Aussi, je vous livre mon héros pour ce qu’il est ; je crois pour-