Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/315

Cette page a été validée par deux contributeurs.
311
EMMELINE.

étrange vivait encore. — Comme il vivait au premier jour, répondit Emmeline, et comme il vivra à mon dernier jour. — Mme d’Ennery, à cette parole, s’arrêta, et baisa majestueusement sa nièce sur le front. — Chère enfant, dit-elle, tu mérites d’être heureuse, et le bonheur est fait, à coup sûr, pour l’homme qui est aimé de toi. — Après cette phrase prononcée d’un ton emphatique, elle se redressa tout d’une pièce, et ajouta en minaudant : — Je croyais que M. de Sorgues te faisait les yeux doux ?

M. de Sorgues était un jeune homme à la mode, grand amateur de chasse et de chevaux, qui venait souvent au Moulin de May, plutôt pour le comte que pour sa femme. Il était cependant assez vrai qu’il avait fait les yeux doux à la comtesse ; car quel homme désœuvré, à douze lieues de Paris, ne regarde une jolie femme quand il la rencontre ? Emmeline ne s’était jamais guère occupée de lui, sinon pour veiller à ce qu’il ne manquât de rien chez elle. Il lui était indifférent, mais l’observation de sa tante le lui fit secrètement haïr malgré elle. Le hasard voulut qu’en rentrant du bois elle vit précisément dans la cour une voiture qu’elle reconnut pour celle de M. de Sorgues. Il se présenta un instant après, témoignant le regret d’arriver trop tard de la campagne où il avait passé l’été, et de ne plus trouver M. de Marsan. Soit étonnement, soit répugnance, Emmeline ne put cacher quelque émotion en le voyant ; elle rougit, et il s’en aperçut.

Comme M. de Sorgues était abonné à l’Opéra, et qu’il avait entretenu deux ou trois figurantes, à cent écus par mois, il se croyait homme à bonnes fortunes, et obligé d’en soutenir le rôle. En allant dîner, il voulut savoir jusqu’à quel point il avait ébloui, et serra la main de Mme de Marsan. Elle frissonna de la tête aux pieds, tant l’impression lui fut nouvelle ; il n’en fallait pas tant pour rendre un fat ivre d’orgueil.

Il fut décidé par la tante, un mois durant, que M. de Sorgues était l’adorateur ; c’était un sujet intarissable d’antiques fadaises et de mots à double entente qu’Emmeline supportait avec peine, mais auxquels son bon naturel la forçait de se plier. Dire par quels motifs la vieille marquise trouvait l’adorateur aimable, par quels autres motifs il lui plaisait moins, c’était malheureusement ou heureusement une chose impossible à écrire et impossible à deviner. Mais on peut aisément supposer l’effet que produisaient sur Emmeline de pareilles idées, accompagnées, bien entendu, d’exemples tirés de l’histoire moderne, et de tous les principes des gens bien élevés qui font l’amour comme des maîtres de danse. Je crois que c’est dans un livre