Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/313

Cette page a été validée par deux contributeurs.
309
EMMELINE.

fleuve, et on descend du parc au bord de l’eau par une colline de verdure. Derrière la maison est une basse-cour d’une propreté et d’une élégance singulières, qui forme à elle seule un grand bâtiment au milieu duquel est une faisanderie ; un parc immense entoure la maison, et va rejoindre le bois de la Rochelle. Vous connaissez ce bois, madame ; vous souvenez-vous de l’allée des soupirs ? Je n’ai jamais su d’où lui vient ce nom ; mais j’ai toujours trouvé qu’elle le mérite. Lorsque le soleil donne sur l’étroite charmille, et qu’en s’y promenant seul au frais pendant la chaleur de midi, on voit cette longue galerie s’étendre à mesure qu’on avance, on est inquiet et charmé de se trouver seul, et la rêverie vous prend malgré vous.

Emmeline n’aimait pas cette allée ; elle la trouvait sentimentale, et ses railleries du couvent lui revenaient quand on en parlait. La basse-cour, en revanche, faisait ses délices ; elle y passait deux ou trois heures par jour avec les enfans du fermier. J’ai peur que mon héroïne ne vous semble niaise si je vous dis que lorsqu’on venait la voir, on la trouvait quelquefois sur une meule, remuant une énorme fourche et les cheveux entremêlés de foin ; mais elle sautait à terre comme un oiseau, et, avant que vous eussiez le temps de voir l’enfant gâté, la comtesse était près de vous, et vous faisait les honneurs de chez elle avec une grace qui fait tout pardonner.

Si elle n’était pas à la basse-cour, il fallait alors, pour la rencontrer, gagner au fond du parc un petit tertre vert au milieu des rochers : c’était un vrai désert d’enfant, comme celui de Rousseau à Ermenonville, trois cailloux et une bruyère ; là, assise à l’ombre, elle chantait à haute voix en lisant les Oraisons funèbres de Bossuet, ou tout autre ouvrage aussi grave. Si là encore vous ne la trouviez pas, elle courait à cheval dans la vigne, forçant quelque rosse de la ferme à sauter les fossés et les échaliers, et se divertissant toute seule aux dépens de la pauvre bête avec un imperturbable sang-froid. Si vous ne la voyiez ni à la vigne, ni au désert, ni à la basse-cour, elle était probablement devant son piano, déchiffrant une partition nouvelle, la tête en avant, les yeux animés et les mains tremblantes ; la lecture de la musique l’occupait tout entière, et elle palpitait d’espérance en pensant qu’elle allait découvrir un air, une phrase de son goût. Mais si le piano était muet comme le reste, vous aperceviez alors la maîtresse de la maison assise ou plutôt accroupie sur un coussin au coin de la cheminée, et tisonnant, la pincette à la main. Ses yeux distraits cherchent dans les veines du marbre des figures, des animaux, des paysages, mille alimens de rêveries, et,