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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

la phrase poétique se déroulait libre à travers les distiques. Delille et son école en étaient ainsi venus à accoupler deux à deux les alexandrins.

La différence entre Ovide et Catulle est un peu la même qu’entre Delille et André Chénier. Ovide a de l’esprit, de l’abondance, de jolis vers, de jolies idées, mais du prosaïsme, du délayage. Jamais, par exemple, l’inspiration ne lui viendra de terminer une pièce de vers, comme celle de Catulle à Hortalus, par cette image et ce vers tout poétique, tournure imprévue, concise et de grace suprême, comme André Chénier fait souvent ; oubli du premier sujet dans une image soudaine et finale qui fait rêver :

Huic manat tristi conscius ore rubor.


Jamais l’idée ne serait venue à André Chénier d’intituler le premier chant d’un poème de l’Imagination : L’Homme sous le rapport intellectuel.

Delille est le metteur en vers par excellence. Tout ce qui pouvait passer en vers lui semblait bon à prendre. Les vers même tout faits, il les dérobait sans scrupule à qui lui en lisait, et il les glissait dans ses poèmes. Il en prit un certain nombre à Segrais, à Martin, pour ses Géorgiques, et Clément en a fait le relevé. Il en prit à l’abbé Duresnel de fort beaux pour l’Homme des Champs[1], à Racine fils pour le Paradis perdu. Il disait quelquefois après une lecture ; « Allons, il n’y a rien là de bon à prendre. » Mais la prose surtout, la prose, était pour lui de bonne prise. On aurait dit d’un petit abbé féodal qui courait sus aux vilains : rime en arrêt, il courait sus aux prosateurs. Aveugle, non pas comme Homère ni comme Milton, mais comme La Motte, au rebours de celui-ci qui mettait les vers de ses amis en prose, Delille mettait leur prose en vers. Il venait de réciter à Parseval-Grandmaison un morceau dont l’idée était empruntée de Bernardin de Saint-Pierre, ce que Parseval remarqua : « N’importe ! s’écria Delille, ce qui a été dit en prose n’a pas été dit. » Les élèves descriptifs de Delille avaient tous, plus ou moins, contracté cette habitude, cette manie de larcin, et M. de Châteaubriand raconte agréablement que Chenedollé lui prenait, pour les rimer, toutes ses forêts et ses tempêtes ; l’illustre rêveur lui disait : « Laissez-moi du moins mes nuages ! »

Les poésies fugitives de Delille n’ont rien de ce qui donne à tant de

  1. Quels qu’ils soient, aux objets conformez votre ton, etc.