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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

chatte Raton était à ses pieds ; il se couvrait la tête d’un parasol, et on lisait au-dessous ces deux vers de l’homme des Champs :

Majestueux Été, pardonne à mon silence !
J’admire ton éclat, mais crains ta violence.


M. Émile Deschamps, dans sa spirituelle préface des Etudes françaises et étrangères, et nous tous, railleurs posthumes de Delille, nous sommes venus tard, et n’avons même là-dessus, rien inventé.

Il ne rentra en France que deux ans après, en 1802, pendant l’impression du poème de la Pitié. L’apparition de ce livre fut un évènement politique. Absent et plus hardi de loin, Delille avait été, dans quelques vers, jusqu’à invoquer la vengeance des rois de l’Europe contre la France : cela sortait de la pitié. Il avait toutefois insisté pour que les vers restassent. De près, il sentit le péril. Six vers, qu’il ne désavoua pas, furent, sans façon, substitués par un ami plus sage, et qui prit sur lui d’ôter au poète l’embarras de se rétracter. À cela près, l’inspiration de la Pitié ne parut pas moins suffisamment royaliste et bourbonienne. On peut voir dans les notes de M. Fiévée à Bonaparte (avril 1803) le frémissement de colère qu’excitait autour du Consul un succès impossible à réprimer. Il y eut une brochure intitulée : Pas de pitié pour la Pitié, de Carrion-Nisas ou de quelque autre pareil. On n’y approuvait du poème que les six vers qui avaient été substitués à ceux de Delille. À partir de ce moment, les ouvrages amassés en portefeuille par Delille se succédèrent rapidement et dans un flot de vogue ininterrompu : l’Énéide, 1804 ; le Paradis perdu, 1805 ; l’Imagination, 1806 ; les trois Règnes, 1809 ; la Conversation, 1812. C’était le fruit des vingt années précédentes ; de plus, Delille aveugle ne sortait guère, et, en tutelle de sa femme, versifiait sans désemparer.

Tous ces ouvrages, excepté le dernier, le poème de la Conversation, eurent un succès de vente et de lecture, dont il est piquant de se souvenir. Les livres de Delille se tiraient d’ordinaire à vingt mille exemplaires, pour la première édition. L’Énéide, par exception, se publia à cinquante mille exemplaires. Elle fut achetée à l’auteur quarante mille francs d’abord, bien grande somme pour le temps. En tout, ce n’était pourtant que deux volumes, qu’on gonfla et qu’on doubla de notes. Dans les châteaux, dans les familles, en province, partout, abondaient les poèmes de Delille ; on y trouvait, sous une forme facile et jolie, toutes choses qu’on aimait à apprendre ou à se rappeler, des souvenirs classiques, des allusions de collége à la por-