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de Roucher qu’on lui comparait encore, aux déjeuners de l’abbé Morellet. Il n’était ni gluckiste ni picciniste, au grand déplaisir de Marmontel qui, dans son poème de l’Harmonie, disait :

L’abbé Delille avec son air enfant
Sera toujours du parti triomphant :


épigramme que Delille réfuta suffisamment dans la seconde moitié de sa vie, en étant du parti des malheureux[1].

La critique la plus célèbre qui parut contre les Jardins est celle de Rivarol, c’est-à-dire le dialogue du chou et du navet, qui se plaignent d’avoir été oubliés par l’abbé-poète dans ses peintures de luxe :

Le navet n’a-t-il pas, dans le pays latin,
Long-temps composé seul ton modeste festin,
Avant que dans Paris ta muse froide et mince
Égayât les soupers du commis et du prince ?
...............
Je permets qu’au boudoir, sur les genoux des belles,
Quand ses vers pomponnés enchantent les ruelles,
Un élégant abbé rougisse un peu de nous,
Et n’y parle jamais de navets et de choux.
Son style citadin peint en beau les campagnes ;
Sur un papier chinois il a vu les montagnes,
La mer à l’Opéra, les forêts à Long-Champs,
Et tous ces grands objets ont ennobli ses chants.
Ira-t-il, descendu de ces hauteurs sublimes,
De vingt noms roturiers déshonorer ses rimes,
Et pour nous renonçant au musc du parfumeur,
Des choux qui l’ont nourri lui préférer l’odeur ?
Papillon en rabat, coiffé d’une auréole,
Dont le manteau plissé voltige au gré d’Éole,
C’est assez qu’il effleure, en ses légers propos,
Les bosquets et la rose, et Vénus et Paphos.
La mode, au vol changeant, aux mobiles aigrettes,
Semble avoir pour lui seul fixé ses girouettes ;
Sur son char fugitif où brillent nos Laïs,
L’ennemi des navets en vainqueur s’est assis,
Et ceux qui pour Jeannot abandonnent Préville
Lui décernent déjà le laurier de Virgile.


Il courut dans le temps une épigramme qui piqua, dit-on, le poète

  1. J’emprunte cette pensée à M. Michaud, à qui j’en dois, sur ce sujet, beaucoup d’autres, puisées surtout dans sa spirituelle conversation.