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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

Nous aurions peu de chose à en dire de nous-même, qui n’eût déjà été mieux dit par des contemporains. La Harpe, après en avoir entendu des extraits, le jugeait par avance un ouvrage dont les idées sont un peu usées, mais plein de détails charmans[1]. L’auteur de l’Année littéraire, qui d’ailleurs allégea toujours sa férule pour Delille, prononçait[2] que le poème de l’abbé Delille était un véritable jardin anglais : « On pourrait, dit-il, être tenté de croire que le poème est construit de morceaux détachés et de pièces de rapport réunies sous le même titre. Les idées y semblent jetées au hasard, déchiquetées par petits couplets qu’étrangle à la fin une sentence[3]. » Ce reproche est fondamental à l’égard de Delille et tient à la nature même de son procédé. Lorsqu’il débuta dans le monde, on ne songeait qu’à des morceaux, et tout dépendait du succès d’une lecture. Il alla droit à cet écueil et s’y complut. Rivarol disait de lui : « Il fait un sort à chaque vers, et il néglige la fortune du poème ! » Quand Delille avait achevé quelque portion descriptive, quelque morceau, il avait coutume de dire : « Eh bien ! où mettrons-nous çà maintenant ? » On le voit, c’était moins un poème qu’il composait, qu’un appartement, en quelque sorte, qu’il ornait et meublait selon la fantaisie ou l’occurrence.

Le Mercure, qui donna sur les Jardins, un pur article d’ami[4], nous montre quelle était alors dans le monde la vraie situation du poète, en ces mots : « Voici le moment que la critique attendait pour se venger de ce dupeur d’oreilles, dont le débit enchanteur la réduisait au silence. M. l’abbé Delille respecte toutes les réputations, applaudit à tous les talens, ménage l’amour-propre de tout le monde ; n’importe ! on affligera le sien, si l’on peut ; c’est la règle ; pense-t-il être impunément le poète le plus aimable et le plus aimé ? » Ce caractère inoffensif et bienveillant de l’abbé Delille le rendit, jusque bien avant dans la révolution, étranger à toutes les querelles. Il n’était pas encyclopédiste, et il voyait Diderot, et il récitait des vers, près

  1. Correspondance.
  2. 1782 ; lettre viii.
  3. Je citerai encore ce passage judicieux : « On convient assez généralement que la manière de M. l’abbé Delille n’est ni grande, ni large ; que souvent même elle est froide et pénible. La grace paraît être son caractère distinctif ; mais c’est la grace plus ingénieuse que naturelle de Boucher. Souvent il substitue l’esprit au sentiment, plus souvent il émousse et affaiblit le sentiment par l’esprit qu’il y mêle. Il affecte assez fréquemment dans son style ces tours précieux qui ressemblent aux mines des coquettes. Un autre défaut considérable de la manière de M. l’abbé Delille, c’est une vaine apparence de richesse et d’abondance qui ne consiste que dans des mots accumulés ou des énumérations fatigantes… » (Année littéraire, 1782, lettre viii.)
  4. Juin 1782. L’article n’est pas de La Harpe.