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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

au rebours de l’âcre et caustique Champfort, le petit abbé le plus espiègle et le bel-esprit le plus charmant.

C’est pendant et peut-être même avant son séjour au collége de Beauvais, et lors de ses premiers essais de la traduction des Géorgiques, qu’il fit à Louis Racine cette visite touchante dont il est parlé dans la préface de l’Homme des Champs. Au premier mot d’une traduction en vers des Géorgiques, Louis Racine se récria : « Les Géorgiques ! dit-il d’un ton sévère, c’est la plus téméraire des entreprises. Mon ami M. Le Franc, dont j’honore le talent, l’a tentée, et je lui ai prédit qu’il échouerait. » — « Cependant, continue Delille en son récit, le fils du grand Racine voulut bien me donner un rendez-vous dans une petite maison où il se mettait en retraite deux fois par semaine, pour offrir à Dieu les larmes qu’il versait sur la mort d’un fils unique… Je me rendis dans cette retraite (du côté du faubourg Saint-Denis) ; je le trouvai dans un cabinet au fond du jardin, seul avec son chien, qu’il paraissait aimer extrêmement. Il me répète plusieurs fois combien mon entreprise lui paraissait audacieuse. Je lis avec une grande timidité une trentaine de vers. Il m’arrête, et me dit : « Non-seulement je ne vous détourne plus de votre projet, mais je vous exhorte à le poursuivre. »

Ginguené, parlant de l’homme des Champs dans la Décade, relève ce qu’a d’intéressant cette visite qui lie ensemble la chaîne des noms et des souvenirs poétiques, et il ajoute avec un beau sentiment de piété littéraire : « On sait que le poète Le Brun eut avec Louis Racine les liaisons les plus intimes, et qu’il fut, pour ainsi dire, élevé par lui dans l’art des vers avec son fils, jeune homme de la plus belle espérance, le même dont le père pleurait la mort quand Delille eut de lui la permission de l’aller voir dans sa retraite. Ainsi, les deux plus grands poètes que nous ayons encore, sont, avec un seul intermédiaire, de l’école de Racine et de Boileau. Ils sont chefs d’école à leur tour. Les différences qui existent dans leur talent et dans le système de leur style s’apercevront un jour dans leurs élèves, mais tous tiendront plus ou moins à la grande et primitive école. Et voilà comment se perpétue ce bel art, qui a besoin de traditions orales, et dont tous les secrets ne s’apprennent pas dans les livres. » Delille, en effet, se rattache, sans interruption ni secousse, à cette école qu’il fit dégénérer en la faisant refleurir. L’auteur du poème de la Religion, à quelques égards le père de la poésie descriptive du xviiie siècle, dut accueillir les vers élégans dont lui-même avait enseigné l’heureux tour, dans son morceau sur le nid de l’hirondelle, sur la