Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/264

Cette page a été validée par deux contributeurs.
260
REVUE DES DEUX MONDES.

si près d’elle. Malgré ces précautions excessives, Speckbaker fut plus d’une fois sur le point d’être découvert. Un jour même, un officier bavarois, cherchant des armes qu’on disait cachées dans l’étable, et fouillant le fumier avec son sabre, s’approcha tellement de la fosse où gisait le malade, que celui-ci sentit le froid de la lame qui effleurait son visage, et qu’en allongeant le bras, il eût pu prendre le pied du Bavarois.

Vers la fin d’avril, la position de Speckbaker devint tout-à-fait intolérable ; l’humidité du terrain, où s’infiltraient les eaux des neiges, la gêne horrible que lui causait une immobilité aussi prolongée, l’air infect qu’il respirait, et, par-dessus tout, l’épouvantable saleté qui l’entourait, avaient lassé sa constance. Néanmoins, ses forces étaient revenues, et son inaction forcée avait hâté sa guérison. Il résolut de tout tenter pour quitter ce séjour de misère.

Le 2 mai, quand il se leva et qu’il sortit de sa fosse, ses vêtemens, pourris, tombaient en lambeaux ; et, quoique sa cuisse fût parfaitement remise, qu’il ne souffrît plus, et qu’il se sentît aussi fort que par le passé, ses membres étaient tellement raidis par le manque de mouvement, qu’il fut obligé de rester jusqu’au 5, pour les exercer la nuit, et leur rendre quelque souplesse. Dans la soirée du 4 au 5, il permit enfin à Zoppel d’avertir sa femme, et de la lui amener. Quand Marie entra dans la cabane, où elle vit son pauvre Speckbaker qu’elle croyait mort, lorsqu’elle sut tout ce qu’il avait souffert, et qu’elle apprit qu’il était resté si long-temps caché près d’elle, elle fondit en larmes, tomba dans les bras de son mari, et eut grand’peine à étouffer ses sanglots. Pendant cette scène touchante, la nuit avançait ; Marie venait à peine de retrouver son cher Joseph, qu’il fallait songer à se séparer. Elle voulut du moins l’accompagner une partie du chemin, et ne le quitta que quand le jour commençait à poindre, et que Speckbaker allait gravir les dernières cimes des monts voisins.

Les Bavarois avaient perdu la trace de Speckbaker depuis le commencement de janvier : ils n’avaient reçu ni la nouvelle de sa sortie du Tyrol, ni celle de son arrivée en Autriche ; ils le croyaient mort de misère ou de froid au milieu des neiges des Alpes, et leur surveillance s’était un peu relâchée. Speckbaker se garda bien de les détromper ; il ne marchait que la nuit, évitant avec soin les lieux habités. Ses amis eussent pu le reconnaître, et leur joie lui fût devenue fatale. Speckbaker, nous l’avons vu, était un homme de courage ; il avait un cœur résolu. Vingt fois il avait affronté la mort, s’avançant avec calme à travers une grêle de balles, se jetant à la gueule des canons ; et cependant, il l’avoua depuis, le seul mobile de ses actions pendant ce long hiver, si pénible pour lui, c’était la peur ! la peur de la mort ! d’une mort ignominieuse, sur un échafaud, de la main d’un bourreau ! Cette peur lui fit braver mille dangers, toujours renaissans ; cette peur soutint sa constance au milieu de la plus affreuse détresse ; cette peur le couchait vivant dans une fosse, et le retenait à demi mort de froid, de fatigue et de faim, au