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JOSEPH SPECKBAKER.

obligé de passer, sans abri et à ces hauteurs, les longues nuits de l’hiver. Dans l’une de ses courses précédentes, il avait remarqué, près du sommet du Gemshaken, l’un des pics les plus escarpés et les plus sauvages du pays, une caverne dont l’entrée paraissait inaccessible. Le chasseur de chamois, surpris par la tourmente, aurait pu seul tenter de s’y réfugier, car, pour ne pas se laisser choir dans le précipice, il fallait avoir un pied sûr, une main ferme, un œil que le vertige ne trouble point. Ce fut là que Speckbaker se retira. À l’aide d’un domestique fidèle, il transporta, dans ces solitudes élevées, la quantité de provisions nécessaires pour subsister jusqu’au printemps, des armes, de la poudre, des vêtemens ; et choisissant une nuit du commencement de janvier, nuit de tempête, pendant laquelle la neige tombait à flocons épais, le pauvre fugitif, assuré que la trace de ses pas serait aussitôt effacée par le vent de la surface mobile des neiges, gagna rapidement sa mystérieuse demeure.

Speckbaker était bien résolu à ne pas quitter cette retraite de tout l’hiver ; et c’était pour se défendre, s’il le fallait, dans l’espèce de forteresse où il s’était établi, qu’il avait emporté des armes. La défense, en effet, était facile. Un seul sentier presque perdu sous les neiges conduisait aux environs de la caverne, et le téméraire qui eût voulu franchir l’espace qui s’étendait de la plate-forme, où ce sentier se perdait, à l’entrée de la grotte, eût été obligé de gravir des talus presqu’à pic et de suivre une étroite corniche, naturellement taillée dans le roc, à plus de cent pieds au-dessus de l’abîme. Mais une appréhension des plus vives s’était emparée de l’esprit de Speckbaker ; il se rappelait la trahison de Holser, et il craignait d’être surpris pendant son sommeil. Cette fois encore son esprit industrieux vint à son aide. Il disposa au milieu d’une touffe de broussailles une carabine placée de façon que l’homme qui essaierait de gravir la corniche de rochers devait forcément en faire partir la détente. L’explosion l’avertirait, et lui donnerait le temps ou de fuir ou de se mettre sur la défensive, selon que les assaillans seraient plus ou moins nombreux.

Ainsi établi dans la montagne, Speckbaker se condamna à ne sortir que le soir et avec les plus grandes précautions. Il passait une partie des nuits à rassembler le bois mort dont il avait besoin pour alimenter le feu qui lui servait à faire cuire ses provisions et à réchauffer ses membres glacés car les blessures qu’il avait reçues au combat de Melek, rouvertes par ses fatigues, le faisaient cruellement souffrir, et le rendaient plus sensible qu’il ne l’avait jamais été à l’impression du froid. Son foyer était établi au fond de la caverne ; il ne l’allumait que la nuit ou dans les journées brumeuses, lorsque les nuages ou les brouillards couvraient d’un voile épais le sommet de la montagne, et que la fumée qui s’échappait de la bouche de la caverne, se mêlant aux vapeurs des nuages, ne pouvait trahir la présence d’un homme sur ces cimes escarpées. Ce fut ainsi qu’il passa les mois de janvier et de février.