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LES CENCI.

de ma jeunesse, c’est-à-dire quand il avait quarante-huit ou cinquante ans, personne n’était assez hardi pour lui résister. Son grand plaisir était surtout de braver ses ennemis.

Il était fort connu sur toutes les routes des états de sa sainteté ; il payait généreusement, mais aussi il était capable, deux ou trois mois après une offense à lui faite, d’expédier un de ses sicaires pour tuer la personne qui l’avait offensé.

La seule action vertueuse qu’il ait faite pendant toute sa longue vie, a été de bâtir, dans la cour de son vaste palais près du Tibre, une église dédiée à saint Thomas ; et encore il fut poussé à cette belle action par le désir singulier d’avoir sous ses yeux les tombeaux de tous ses enfans[1], pour lesquels il eut une haine excessive et contre nature, même dès leur plus tendre jeunesse, quand ils ne pouvaient encore l’avoir offensé en rien.

C’est là que je veux les mettre tous, disait-il souvent avec un rire amer aux ouvriers qu’il employait à construire son église. Il envoya les trois aînés, Jacques, Christophe et Roch, étudier à l’université de Salamanque en Espagne. Une fois qu’ils furent dans ce pays lointain, il prit un malin plaisir à ne leur faire passer aucune remise d’argent, de façon que ces malheureux jeunes gens, après avoir adressé à leur père nombre de lettres, qui toutes restèrent sans réponse, furent réduits à la misérable nécessité de revenir dans leur patrie en empruntant de petites sommes d’argent ou en mendiant tout le long de la route.

À Rome, ils trouvèrent un père plus sévère et plus rigide, plus âpre que jamais, lequel, malgré ses immenses richesses, ne voulut ni les vêtir, ni leur donner l’argent nécessaire pour acheter les alimens les plus grossiers. Ces malheureux furent forcés d’avoir recours au pape, qui força François Cenci à leur faire une petite pension. Avec ce secours fort médiocre ils se séparèrent de lui.

Bientôt après, à l’occasion de ses amours infâmes, François fut mis en prison pour la troisième et dernière fois ; sur quoi les trois frères sollicitèrent une audience de notre saint père le pape actuellement régnant, et le prièrent en commun de faire mourir François Cenci, leur père, qui, dirent-ils, déshonorait leur maison. Clément VIII en avait grande envie, mais il ne voulut pas suivre sa première pensée, pour ne pas donner contentement à ces enfans dénaturés, et il les chassa honteusement de sa présence.

  1. À Rome on enterre sous les églises.