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LES CENCI.

au désespoir. La tête est douce et belle, le regard très doux et les yeux fort grands ; ils ont l’air étonné d’une personne qui vient d’être surprise au moment où elle pleurait à chaudes larmes. Les cheveux sont blonds et très beaux. Cette tête n’a rien de la fierté romaine et de cette conscience de ses propres forces, que l’on surprend souvent dans le regard assuré d’une fille du Tibre, « di una figlia del Tevere, » disent-elles d’elles-mêmes avec fierté. Malheureusement les demi teintes ont poussé au rouge de brique pendant ce long intervalle de deux cent trente-huit ans, qui nous sépare de la catastrophe dont on va lire le récit.

Le troisième portrait de la galerie Barberini, est celui de Lucrèce Petroni, belle-mère de Béatrix, qui fut exécutée avec elle. C’est le type de la matrone romaine dans sa beauté et sa fierté[1] naturelles. Les traits sont grands et la carnation d’une éclatante blancheur, les sourcils noirs et fort marqués, le regard est impérieux et en même temps chargé de volupté. C’est un beau contraste avec la figure si douce, si simple, presque allemande de sa belle-fille.

Le quatrième portrait, brillant par la vérité et l’éclat des couleurs, est l’un des chefs-d’œuvre du Titien ; c’est une esclave grecque qui fut la maîtresse du fameux doge Barbarigo.

Presque tous les étrangers qui arrivent à Rome, se font conduire, dès le commencement de leur tournée, à la galerie Barberini ; ils sont appelés, les femmes surtout, par les portraits de Béatrix Cenci et de sa belle-mère. J’ai partagé la curiosité commune ; ensuite, comme tout le monde, j’ai cherché à obtenir communication des pièces de ce procès célèbre. Si on a ce crédit, on sera tout étonné, je pense, en lisant ces pièces, où tout est latin, excepté les réponses des accusés, de ne trouver presque pas l’explication des faits. C’est qu’à Rome, en 1599, personne n’ignorait les faits. J’ai acheté la permission de copier un récit contemporain ; j’ai cru pouvoir en donner la traduction sans blesser aucune convenance ; du moins cette traduction put-elle être lue tout haut devant des dames, en 1823. Il est bien entendu que le traducteur cesse d’être fidèle lorsqu’il ne peut plus l’être : l’horreur l’emporterait facilement sur l’intérêt de curiosité.

Le triste rôle du don Juan pur (celui qui ne cherche à se conformer à aucun modèle idéal, et qui ne songe à l’opinion du monde que pour l’outrager) est exposé ici dans toute son horreur. Les excès de ses crimes forcent deux femmes malheureuses à le faire tuer sous

  1. Cette fierté ne provient point du rang dans le monde, comme dans les portraits de Van-Dyck.